HISTORIOGRAPHIE
ÉPISTÉMOLOGIE DE L’HISTOIRE
Charles-Victor LANGLOIS et Charles SEIGNOBOS, Introduction aux études historiques. , 1898
« Un souvenir n’est qu’une image et n’est pourtant pas une chimère. »
« […] Faits matériels, actes humains individuels et collectifs, faits psychiques, voilà tous les objets de la connaissance historique ; ils ne sont pas observés directement, ils sont tous imaginés. Les historiens — presque tous sans en avoir conscience et en croyant observer des réalités — n’opèrent jamais que sur des images. […] Comment donc imaginer des faits qui ne soient pas entièrement imaginaires ? Les faits imaginés par l’historien sont forcément subjectifs ; c’est une des raisons qu’on donne pour refuser à l’histoire le caractère de science. Mais subjectif n’est pas synonyme d’irréel. Un souvenir n’est qu’une image et n’est pourtant pas une chimère, il est la représentation d’une réalité passée. Il est vrai que l’historien, en travaillant sur les documents, n’a pas à son service des souvenirs personnels ; mais il se fait des images sur le modèle de ses souvenirs. Il suppose que les faits disparus (objets, actes, motifs), observés autrefois par les auteurs de documents, étaient semblables aux faits contemporains qu’il a vus lui-même et dont il a gardé le souvenir. C’est le postulat de toutes les sciences documentaires. Si l’humanité de jadis n’était pas semblable à l’humanité actuelle, on ne comprendrait rien aux documents. Partant de cette ressemblance, l’historien se forme une image des faits anciens historiques semblable à ses propres souvenirs des faits qu’il a vus. Ce travail, qui se fait inconsciemment, est en histoire une des principales occasions d’erreur. Les choses passées qu’il faut s’imaginer ne sont pas entièrement semblables aux choses présentes qu’on a vues ; nous n’avons vu aucun homme pareil à César ou à Clovis, et nous n’avons pas passé par les mêmes états intérieurs qu’eux. [181] […] En pratique voici ce qui se passe. Aussitôt qu’une phrase d’un document est lue, une image est formée dans notre esprit par une opération spontanée dont nous ne sommes pas maîtres. Cette image, produite par une analogie superficielle, est d’ordinaire grossièrement fausse. […] Le travail de l’histoire consiste à rectifier graduellement nos images en remplaçant un à un les traits faux par des traits exacts […]. L’image historique finit ainsi par être une combinaison de traits empruntés à des expériences différentes. Il ne suffit pas de se représenter des êtres et des actes isolés. Les hommes et les actes font partie d’un ensemble, d’une société et d’une évolution : il faut donc se représenter aussi les rapports entre les hommes et les actes. [183 et 184] […] Les opérations historiques sont si nombreuses, depuis la découverte du document jusqu’à la formule finale de conclusion, elles réclament des précautions si minutieuses, des aptitudes naturelles et des habitudes si différentes, que sur aucun point un seul homme ne peut exécuter lui-même le travail tout entier. L’histoire, moins que toute autre science, peut se passer de la division du travail [188] […] Ainsi l’histoire est obligée de combiner avec l’étude des faits généraux l’étude de certains faits particuliers. Elle a un caractère mixte, indécis entre une science de généralités et un récit d’aventures. La difficulté de classer cet hybride dans une des catégories de la pensée humaine s’est souvent exprimée par la question puérile : si l’histoire est un art ou une science. [196] […] Spontanément nous cherchons à tirer des conséquences du moindre fait isolé (ou plutôt l’idée de chaque fait éveille aussitôt en nous, par association, l’idée d’autres faits). C’est le procédé naturel de l’histoire littéraire. […] Or il n’y a guère de conclusions solides que celles qui reposent sur un ensemble. On ne fait pas un diagnostic avec un symptôme, il faut l’ensemble des symptômes. — La précaution consistera à éviter d’opérer sur un détail isolé ou sur un fait abstrait. On devra se représenter des hommes avec les principales conditions de leur vie. […] Il faut s’attendre à réaliser rarement les conditions d’un raisonnement certain ; nous connaissons trop mal les lois de la vie sociale et trop rarement les détails précis d’un fait historique. Aussi la plupart des raisonnements ne donnent-ils qu’une présomption, non une certitude. Mais il en est des raisonnements comme des documents. Quand plusieurs présomptions se réunissent dans le même sens, elles se confirment et finissent par produire la certitude légitime. [212] […] »
LANGLOIS (Charles-Victor) et SEIGNOBOS (Charles), Introductions aux études historiques. , 1898, Paris, aux éditions Hachette, 131 pages, 1992, Paris, aux éditions Kimé, 284 pages. Les nombre entre crochets renvois aux pages de l’édition originale. Version numérisée par Pierre PALPANT, sélection des passages réalisée par Erwan BERTHO.
Document Microsoft Office Word à télécharger ci-dessous :
3 HISTORIOGRAPHIE Introduction aux études historiques SEIGNOBOS (1898)