HISTORIOGRAPHIE – TEXTES ESSENTIELS
Jean SÉVILLIA, Historiquement incorrect, 2011, Paris
« La crise de l’histoire, en France, est une crise du lien social. »
EXTRAIT
« […] Contre le prêt-à-penser historique
« Je hais mon époque », disait Saint-Exupéry peu avant sa mort. Dix ans plus tard, Albert Camus lui répondait : « Si bouleversant que soit ce cri, nous ne le prendrons pas à notre compte […] : cette époque est la nôtre et nous ne pouvons pas vivre en nous haïssant1. » Ce dialogue imaginaire caractérise notre temps : « Je hais mon histoire », semble dire notre société ; mais cette histoire est la nôtre et nous ne pouvons vivre en nous haïssant.
Si la manipulation de l’histoire a toujours existé, le phénomène a pris un tour aigu et particulier au cour des dernières décennies. Non seulement les figures héroïques et les heures de gloire jadis célébrées ont été enterrées, mais le regard contemporain se focalise sur certaines périodes – Inquisition, guerres de Religion, esclavage, colonisation, antisémitisme, fascisme, collaboration, racisme… – au prix d’indignations sélectives qui instruisent un procès permanent contre le passé occidental et contre celui de la France. Pourquoi tant de haine ? Pourquoi cette haine de soi ?
Il est vrai que tout est fait pour concourir à ce résultat, dès l’école. Il y a beau temps que les manuels ont jetés aux orties le « roman national » professé jusqu’aux années 1960, mais un nouveau cap a été récemment franchi lorsque les programmes du Collège – passant Clovis, Louis XIV et Napoléon à la trappe – ont prévu, au nom de l’ « ouverture aux autres cultures », des cours sur la Chine des Han, l’Inde des Gupta ou l’empire africain du Monomotapa. Avant de s’ouvrir aux autres, ne convient-il pas de se connaître soi-même ? Comment savoir où commence la différence si on ne sait pas où s’arrête l’identité ? Mais ces mots sont suspects aux yeux des nouveaux bien-pensants. Lors de la polémique déclenchée par la mise en œuvre de ces programmes, un professeur d’histoire-géographie justifiait ainsi la réforme : « L’histoire scolaire est l’image qu’une société souhaite donner, à un moment donné, de son passé. À cette fin, elle s’efforce d’inclure les héritages qui semblent le mieux correspondre au profil sociologique du présent ; lequel, qu’on le veuille ou non, s’est profondément métissé2. » L’article était surmonté d’un titre rédigé comme s’il s’agissait de conjurer une pulsion obscène : « Veut-on une histoire identitaire ? » On ne pouvait mieux avouer que certains considèrent l’enseignement de l’histoire comme un moyen de tailler le passé à la mesure des engouements du moment.
Devenu adulte, le citoyen est ensuite la proie d’un incessant lavage de cerveau. La télévision, la radio, les journaux, Internet, le cinéma, la chanson ou le théâtre véhiculent tous les jours, en matière d’histoire, des idées fausses, des erreurs, des préjugés, des lieux communs et des absurdités qui ont de quoi faire hurler le connaisseur. Mais celui-ci, noyé sous le flot, assiste impuissant au naufrage. Si le débat d’idées ne manque jamais de puiser des références ou des comparaisons dans le passé, l’à-peu-près le dispute souvent à l’ignorance : être un intellectuel patenté ne veut pas dire être un historien. La classe politique s’en mêle, utilisant l’histoire au gré de ses intérêts. Jeanne d’Arc, Jean Jaurès ou Guy Môquet peuvent ainsi être annexés afin de délivrer un message aux électeurs. Et de leur côté, des organisations communautaristes se livrent à une étrange concurrence victimaire, se disputant la palme de la compassion publique.
En décembre 2005, lançant l’association « Liberté pour l’histoire », qui réclamait la suppression des quatre lois mémorielles alors en vigueur en France (trois le sont toujours3), dix-neuf historiens de renom publiaient un manifeste auquel un millier d’enseignants et de chercheurs allaient adhérer. Le texte est excellent, même si certains de ses signataires mettent ses principes en application quand cela leur chante : « L’histoire n’est pas une religion. […] L’histoire n’est pas la morale. L’historien n’a pas pour rôle d’exalter ou de condamner, il explique. L’histoire n’est pas l’esclave de l’actualité. L’historien ne plaque pas sur le passé des schémas idéologiques contemporains et n’introduit pas dans les événements d’autrefois la sensibilité d’aujourd’hui. L’histoire n’est pas la mémoire. […] L’histoire tient compte de la mémoire, elle ne s’y réduit pas. L’histoire n’est pas un objet juridique. Dans un État libre, il n’appartient ni au Parlement ni à l’autorité judiciaire de définir la vérité historique. »
[…]
En histoire, le politiquement correct se traduit par trois symptômes principaux. En premier lieu l’anachronisme, le passé étant jugé selon les critères politiques, moraux, mentaux et culturels d’aujourd’hui. En deuxième lieu le manichéisme, l’histoire étant conçue comme la lutte du bien et du mal, mais un bien et un mal définis selon les normes actuellement dominantes. En troisième lieu l’esprit réducteur, la complexité du passé étant gommée au profit d’un ou deux facteurs explicatifs qui, en occupant tout le champ de la connaissance, faussent l’interprétation de la réalité. Ce sont ces trois péchés de l’historien qui ont été traqués ici.
La crise de l’histoire, en France, est une crise du lien social, une crise de la citoyenneté. Un citoyen est l’héritier d’un passé plus ou moins mythifié, mais qu’il fait sien, quelle que soit sa généalogie personnelle. De nos jours, sous prétexte que le pays a subi de considérables changements, d’aucuns voudraient transformer le passé afin de l’adapter au nouveau visage de la France. Rien ne fera, cependant, que le passé soit autre chose que ce qu’il a été. Prétendre changer l’histoire est un projet totalitaire : « Celui qui a le contrôle du passé a le contrôle du futur, celui qui a le contrôle du présent a le contrôle du passé », écrivait George Orwell dans 1984.
Face au laminoir de l’historiquement correct, l’incorrection s’impose donc. Elle est à la fois un réflexe de salubrité publique et une nécessité intime, celle de la liberté d’esprit.
(1) Albert Camus, L’Été, Gallimard, 1954.
(2) Libération, 11 octobre 2010 (Notes de l’auteur)
(3) Loi du 13 juillet 1990 (dite loi Gayssot) réprimant ma négation des crimes contre l’humanité ; loi du 29 janvier 2001 sur le génocide arménien ; loi du 21 mai 2001 (dite loi Taubira) sur la traite des Noirs et l’esclavage ; loi du 23 février 2005 « portant reconnaissance de la nation envers les rapatriés », dont l’article 4, abrogé en 2006, évoquait « le rôle positif de la présence française outre-mer ». […] »
SÉVILLIA (Jean), Historiquement incorrect, 2011, Paris, aux éditions LGF, puis aux éditions Fayard, dans la collection Livre de Poche, 469 pages, ISBN 978-2-253-16750-1, Introduction, aux pages 11 à 15.
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