HISTORIOGRAPHIE
ÉPISTÉMOLOGIE DE L’HISTOIRE
François-Xavier FAUVELLE, Penser l’histoire de l’Afrique, 2022, aux éditions Centre Nationale de la Recherche Scientifique, collection « Les Grandes voix de la recherche », 94 pages
« Mieux penser le passé. »
« […] Il y a des personnes qui disent que l’Afrique n’a pas d’histoire. Je ne sais pas ce qu’elles ont en tête à ce moment-là, c’est une conception que je n’arrive pas à explorer. Je devine qu’elle a un rapport avec l’idéologie raciste qui s’est développée à l’époque moderne pour justifier l’esclavage des Noirs, et avec une conception elle aussi récente de l’histoire comme providence : certaines sociétés la recevraient, d’autres non. Mais cela ne m’aide pas à comprendre : cette idée selon laquelle l’Afrique n’a pas d’histoire continue à me rester opaque. Veut-elle dire que les sociétés africaines n’auraient pas de passé ou bien qu’il ne se serait rien passé dans le passé ? Ou bien que ce passé n’est pas intéressant ? Ou encore qu’il ne serait pas connaissable ? Je ne sais pas.
[D]ans les propos discriminatoires au sujet de l’Afrique qui n’aurait « pas d’histoire », il y a une suspicion étrange, qui suggère que l’historicité des sociétés africaines, parce qu’elles sont africaines, reste à prouver. Le même sentiment d’étrangeté est engendré chez moi par tel livre de photos sur les Noubas du Soudan ou telle exposition ethnographique sur les appuie-tête ou les masques africains. Le discours qui accompagne ces connaissances livrées au public suppose toujours que les Africains appartiennent à des communautés, souvent appelées « ethnies », qui sont figées dans le temps, sans individualités ni événements. Vue à travers ce prisme, l’histoire paraît optionnelle, en quelque sorte non essentielle à ces sociétés. […]
Tout cela fait qu’être historien ou historienne de l’Afrique, ce n’est pas tout-à-fait comme être historienne ou historien tout court. C’est exercer une activité historienne certes ordinaire, avec ses contraintes et ses usages ; en même temps, c’est un combat permanent pour la recevabilité de ses travaux et de ses résultats. Ce combat a lieu à tous les niveaux, car la mise de départ pour pouvoir entrer dans les lieux de savoirs restera toujours plus élevée pour l’histoire de l’Afrique que pour les autres connaissances. Une revue académique en histoire pourra par exemple refuser un article sur l’Éthiopie parce qu’elle a déjà publié un article sur la Namibie cinq ans plus tôt, alors que ces deux pays sont aussi éloignés que le sont la France et l’Iran (5 000 kilomètres à vol d’oiseau les séparent dans les deux cas). […] Lorsque l’on prend en considération l’Afrique au sein d’un Moyen Âge élargi à l’ensemble de l’Ancien monde, quelque chose se passe qui concerne notre façon d’appréhender le Moyen Âge : il se redéfinit non plus comme une période qui appartiendrait à l’Europe chrétienne latine, mais comme un phénomène qui est à la fois une période, un espace et ce que j’appelle un régime de connectivité. Ce Moyen Âge global n’est pas penser en termes politiques pour « provincialiser l’Europe » ; il est fait pour mieux penser le passé. Et cela fonctionne. Car oui, les connexions médiévales se laissent mieux observer en Afrique, où elles sont distendues et rendues à l’état d’épures par les espaces à traverser comme le Sahara ou l’océan Indien, et le caractère très accentué des seuils géographiques comme l’escarpement des hauts plateaux d’Éthiopie.
Autre cas où penser l’histoire de l’Afrique veut dire penser avec l’histoire de l’Afrique. Il est impensable, aujourd’hui en tout cas, il devrait être impensable d’aborder l’histoire des grandes innovations techniques et économiques de l’humanité (la microlithisation au Paléolithique supérieur, la production alimentaire au Néolithique, les métallurgies), sans examiner d’abord leur élaboration ou leur réception en Afrique. Toutes les grandes innovations, y compris l’écriture, ont été connues en Afrique. Mais il s’est passé une chose intéressante à observer : aucune de ces innovations n’y a fait table rase du passé, à la différence de ce qui s’est passé en Europe – à l’instar de la néolithisation qui n’a pas laissé subsister de société de chasseurs-cueilleurs. En Afrique, au contraire, les innovations techniques et économiques ont cohabité : les agriculteurs avec les chasseurs-cueilleurs, les États centralisés avec les éleveurs nomades… Elles n’ont pas homogénéisé les sociétés ; elles ont complexifié leurs interactions. Si bien que l’histoire de l’Afrique est riche, non seulement pour ce qu’elle nous apprend des trajectoires africaines, mais aussi parce qu’elle nous permet de réinterroger la trajectoire historique des sociétés européennes, qui fournit bien souvent à tort, le modèle évolutionniste à partir duquel penser les trajectoires des autres sociétés du monde. […]
[…] »
ISBN 978-2-271-14262-7
© Erwan BERTHO – LEGARREC pour la présentation du texte et les extraits (2024)
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HISTORIOGRAPHIE – épistémologie de l’Histoire – Fauvelle (2022)
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