HISTORIOGRAPHIE
ÉPISTÉMOLOGIE DE L’HISTOIRE
Robert DARNTON, Le grand massacre des chats. Attitudes et croyances dans l’ancienne France, 1984, Paris
« Ces visions pour nous si étrangères. »
« […] Introduction
[…] À cet égard, rien n’est plus profitable que de parcourir les archives. On ne peut guère lire une lettre écrite sous l’Ancien Régime sans avoir certains étonnements – qu’il s’agisse de la crainte permanente des maux de dents, très répandus à l’époque, ou de l’obsession de la récupération des déchets pour le tas de fumier pourtant limitée à certains villages. Ce qui était sagesse proverbiale pour nos ancêtres est totalement opaque pour nous. Ouvrez n’importe quel livre de proverbes du XVIIIe siècle et vous trouverez des formules telles que : « Qui se sent morveux se mouche. » Quand nous ne pouvons saisir le sens d’un proverbe ou d’une plaisanterie, d’un récit ou d’un poème, nous savons que nous sommes sur une piste intéressante. En nous acharnant sur la partie la plus hermétique du document, nous pouvons réussir à démêler un écheveau de significations qui nous est étranger. Le fil peut même conduire à une vision du monde, inconnue et surprenante.
Ce sont ces visions, pour nous si étrangères, que ce livre tente d’explorer. Il le fait en suivant un ensemble de textes quelque peu disparates : une version primitive du Petit Chaperon rouge, le récit d’un massacre de chats, la description originale d’une ville, un curieux dossier tenu par un inspecteur de police – autant de documents qui ne sont sûrement pas caractéristiques de la pensée du XVIIIe siècle, mais qui nous offrent les moyens de la pénétrer. L’étude commence par un exposé de vues générales qui deviennent progressivement de plus en plus précises. Le premier chapitre contient une exégèse du folklore qui est familier à presque toute la société française, mais plus spécialement à la paysannerie. Le chapitre 2 interprète les d’un groupe d’artisans urbains. Remontant l’échelle sociale, le chapitre 3 montre ce que signifie la vie urbaine pour un bourgeois de province. Puis la scène se déplace à Paris et dans le monde des intellectuels – d’abord tel qu’il est vu par la police qui a sa propre façon de cerner la réalité (chapitre 4) puis, conformément à son classement épistémologique, dans le Discours préliminaire de l’Encyclopédie, texte clé des lumières (chapitre 5). Le dernier chapitre montre comment la rupture de Rousseau avec les encyclopédistes ouvre la voie à une nouvelle forme de pensée et de sentiments, une voie qui peut être appréciée en relisant Rousseau tel qu’il était lu par ses contemporains.
La notion de lecture se retrouve dans tous les chapitres, car il est possible de lire un rituel ou une ville exactement comme on lit un conte folklorique ou un texte philosophique. Le mode d’analyse peut varier, mais, dans chaque cas, on lit à la recherche d’un sens – le sens donné par les contemporains pour ce qui survit de leur vision du monde. J’ai donc essayé de lire mon itinéraire à travers le XVIIIe siècle, et j’ai annexé des textes à mes interprétations pour que mon propre lecteur puisse interpréter ces textes à son tour et me contredire éventuellement. Je ne m’attends pas à avoir le dernier, et je ne prétends pas être exhaustif. Ce livre ne fournit pas un répertoire des idées et des attitudes de tous les groupes sociaux de toutes les régions sous l’Ancien Régime. Il n’offre pas non plus une succession d’études de cas typiques, car je ne crois pas qu’il existe un paysan type ou un bourgeois représentatif. Au lieu de les traquer, j’ai tenté de réunir le plus grand nombre possible de matériaux en suivant toutes les pistes qui s’offraient, sans trop m’attarder cependant sur chaque découverte. S’écarter des sentiers battus ne relève peut-être pas véritablement d’une méthodologie, mais cela créé la possibilité de jouir de spectacles insolites qui peuvent être très révélateurs. Je ne vois pas pourquoi l’histoire des mentalités devrait éviter les écarts et se cantonner à ce qui est collectivement partagé, étant donné qu’on ne peut établir une moyenne de toutes les significations ni réduire les symboles à leur plus petit commun dénominateur. […] »
DARNTON (1984), pages 9 à 13.