FICHES DE LECTURES – Alessandro STANZIANI, « Bâtisseurs d’empires. Russie, Chine et Inde à la croisée des mondes, (XVe – XIXe siècles). » (2012)

BIBLIOTHÈQUE VIRTUELLE – FICHES DE LECTURE

Alessandro STANZIANI, Bâtisseurs d’empires. Russie, Chine et Inde à la croisée des mondes, XVe – XIXe siècles. , Paris, 2012

« La steppe asiatique, croisée des mondes. »

FICHE TECHNIQUE

STANZIANI (Alessandro), Bâtisseurs d’empires. Russie, Chine et Inde à la croisée des mondes, XVe – XIXe siècles. 2012, Paris, France, aux éditions Raisons d’agir éditions, collection « Cours & Travaux », 191 pages.  ISBN 978-2-912-10767-1. 

Disponible au Centre de Documentation et d’Information (CDI) du Lycée Français La Fontaine de Niamey (Réseau AEFE) sous la cote 950.3 STA.

L’AUTEUR

Alessandro STANZIANI est chercheur à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS) de Paris (France) où il obtenu son doctorat en Histoire et Civilisations (1995) après avoir obtenu un doctorat en Sciences économiques (1995) à Naples. L’EHESS est logée dans les mêmes locaux que la Maison de l’Homme, fondée par Fernand BRAUDEL. Issue de la VIe section de l’École Pratique des Hautes Études (EPHE), l’EHESS est crée en 1975 sous l’égide de son premier président, le brillant médiéviste Jacques LE GOFF. Les deux établissements, qui partagent nombre de principes scientifiques et philosophiques, sont à l’origine de la création en leur sein de nombreux centres de recherches en Sciences Sociales qui ont révolutionnés la perception de grandes questions sociétales et historiques. Alessandro Stanziani est par ailleurs chercheur au « Laboratoire Triangle » (Unité Mixte de Recherche, UMR, 5206) intitulé « Actions, discours et pensée politique et économique », qui associe le Centre National de la Recherche Scientifique (CNRS), et les pôles universitaires de Lyon.

LA MAISON D’ÉDITION

Raisons d’agir éditions est une maison d’édition régie par le statut d’association loi 1901, créée en 1996 par Pierre BOURDIEU, éminent sociologue français, et le résultats d’une fusion entre la revue d’extrême gauche Liber et l’association militante de gauche révolutionnaire « Raisons d’agir » fondée en 1995. La revue est caractérisée par des textes simples mais radicaux comme l’avait voulu son fondateur, et les textes proposés veulent présenter « l’état de la recherche sur les problèmes politiques et sociaux d’actualité » (comme le précise le site de la maison d’édition), dans une langue claire et accessible au grand public, selon les souhaits de Pierre BOURDIEU. L’orientation altermondialiste est nette dans les textes publiés.

LE LIVRE

Pour comprendre l’intérêt du – petit – livre d’Alessandro STANZIANI, il faut se replacer dans les grands débats historiographiques contemporains. La tendance générale est à la révision à la baisse du rôle de l’Europe occidentale dans les dynamiques économiques mondiales de l’époque moderne (1492-1789). Longtemps les mutations vers la modernité de l’Europe (Monarchies et régimes parlementaires, transformations militaires caractérisées par le primat de l’infanterie réglée et soldée et de l’artillerie mobile, mise en place d’administrations de fonctionnaires centralisées, économies libérales capitalistes proto-industrielles puis industrielles) entamées certes aux XVe et XVIe siècles étaient apparues cependant comme des révolutions rapides. Depuis une vingtaine d’années, les études montrent que ces « révolutions » furent de long processus, faits d’avancées et de reculs, et qu’elles n’aboutissent qu’entre la fin du XVIIIe siècle et le milieu du XIXe siècle.

Puisque les autres parties du monde n’ont pu être touchées par des mutations qui n’étaient qu’au stade de développement lent en Europe même, comment se sont développées de grands empires, qui par définition ont du inventer leur modernité pour durer ?

L’originalité de Stanziani vient du fait qu’il ne compare plus l’Europe avec les autres mondes avancés et puissants (Comme le faisait par exemple Kenneth POMERANZ dans Une grande divergence. La Chine, l’Europe et la construction de l’économie mondiale, 2000 ou comme le faisait Pekka HÄMÄLÄINEN dans L’Empire comanche, 2008) mais il compare trois empires (La Moscovie de Pierre le Grand et de ses prédécesseurs, l’Empire des Grands Moghols en Inde du Nord et la Chine des Yuan, des Ming et des Qing) au moment où l’Europe accompli sa propre mutation vers sa modernité. Mais cette modernité s’invente également ailleurs et différemment en Asie (Du Nord avec la Moscovie, de l’Est avec la Chine et du Sud avec l’Inde des Grands Moghols).

Ces trois empires ont en commun leur expansion territoriale spectaculaire, leur caractère multiethnique et surtout la steppe, qui les lie tous trois au monde nomade hérité de Gengis Khan. Ces trois empires empruntent à la steppe une partie des clés de leur expansion. La Chine des Yuan (1279-1368) puis des Mandchous (1605-1911) en est directement issue. Mais elle doit aussi affronter les confédérations nomades du Nord comme les Dzoungars. L’Inde des Grands Moghols en vient mais via les oasis caravaniers et les carrefours commerciaux que sont Tachkent et Samarkand, dont les Moghols sont chassés par les confédérations Ouzbeks. Les Russes, une fois prise Kazan, s’y infiltrent et se branchent sur le prodigieux commerce qui s’y fait entre la Chine et la Mer Noire le long de la route de la soie, entre la Perse et l’Europe de l’Ouest via la Mer Baltique.

Carrefour commercial, marge à maîtriser, cœur culturel et politique, la steppe fournit les chevaux, arme de guerre et support de la logistique. Les Russes en mobilisent 100 000 lors des grandes expéditions contre les Tatars puis l’Empire ouzbek des Kiptchak et ensuite l’Empire ottoman.

La Russie en expansion joue des divisions entre les États et confédérations des steppes pour s’étendre davantage et s’insérer dans la route des fourrures dont les marchés d’Europe de l’Ouest sont friands. Le cœur commercial terrestre reste en Asie centrale : les soies perses et le thé indiens sont exportés en Europe via la Moscovie. La Muscovy Trade Company britannique (1555) est la première compagnie à charte créé en Europe, l’East India Company et la West India Company s’en inspireront pour établir leur mode de fonctionnement. Les Russes sont des intermédiaires obligés, non pas tant parce qu’ils s’installent démographiquement et militairement en Asie centrale mais parce que leur connaissance du terrain leur permet de traiter avec les marchands ouzbeks, afghans et perses. Ces derniers, liés par la religion musulmane, développent des réseaux commerciaux sur des milliers de kilomètres, recourant au crédit, faisant jouer les tribunaux islamiques en cas de contentieux commercial.

Merv, Boukhara, Samarkand, puis les villes russes d’Astrakhan et d’Orenbourg détournent le commerce caravanier de la Mer Caspienne et de la Mer Noire (Via l’Iran) vers Moscou et la mer Baltique (Qui se dotera de Saint Petersburg avec Pierre le Grand). La colonisation russe vers la Sibérie lie les routes chinoises du Xingjiang aux grandes routes de steppes mongoles et kazakhes.

Fait important : le barycentre économique eurasiatique ne se déplace pas, entre les XVe et XVIIe siècles, de la Mer Méditerranée vers l’Atlantique, mais vers de la Mer Méditerranée vers la Russie. Laissant une place prépondérante jusqu’au milieu du XVIIIe siècle au commerce terrestre avec l’Asie, qu’elle soit du Sud (Inde) ou centrale (Steppes mongoles). Le basculement vers l’Atlantique n’intervient que vers le milieu du XVIIIe siècle.

À la fin du XVIIIe siècle, Orenbourg (Ville nouvelle créée par les Russes pour conquérir la steppe) est devenue la plaque tournante du commerce des steppes : les Anglais y vendent aux perses de la laine et des armes, ceux-ci y échanges de la soie brute, les Indiens du thé, les éleveurs des steppes des chevaux, des esclaves, et y achètent les céréales des paysans russes.

Car la Russie déplace des masses paysannes, les soustrayant de facto à une stratification sociale rigide en théorie mais dont les barrières s’estompent sur les marges pionnières. L’État russe est suffisamment centralisé pour s’imposer face aux nobles qui voient d’un mauvais œil leurs paysans fuir vers les fronts de colonisation de la steppe. Les tsars désarment par ailleurs très vite les paysans-colons afin d’imposer leur autorité sur ces marges impériales de colonisation de la steppe.

La Chine choisit elle aussi la colonisation paysanne pour s’étendre en Asie centrale : les paysans colons et les troupes constituent un front pionnier métissé qui vit en symbiose avec les populations des steppes. L’interdépendance entre des paysans (qui fournissent les céréales) et des marchands (Qui apportent les produits manufacturés, les capitaux et relient les marchés entre eux) d’un côté, et les soldats dépendants des productions et des élevages agricoles, ou les nomades qui vendent des chevaux, est très forte.

Le système laisse une grande place aux mécanismes d’un marché libéral où les intermédiaires marchands achètent et vendent au plus offrant. Le marché chinois apparaît ainsi plus réactif aux fluctuations économiques saisonnières et plus libéral que l’économie européenne à la même époque. Cette liberté commerciale explique d’ailleurs l’aisance avec laquelle au XIXe siècle les marchands européens s’infiltreront dans l’économie chinoise.

De ce point de vue, l’empire moghol rejoint le cas chinois : très décentralisé, les mobilités et les flux sont intenses. Ils assurent aux Moghols une expansion rapide et toujours en action. Mais l’empire reste fragile du fait même de sa grande décentralisation. Celle-ci, rationnelle du point de vue politique (Elle assure l’expansion) et économique (Elle permet le transit régional et international des marchandises) est fatal du point de vue militaire car elle rend les empereurs moghols très dépendants de leurs alliés et de leurs féodaux. Les Européens joueront de ces rivalités pour s’insérer en Inde.

Pourtant, si ces empires s’imposent en Asie centrale, c’est moins en y exportant des manières de faire ou d’être qu’en s’y mêlant. Pour conquérir les marges steppiques, les empires russes et chinois de métissent de traditions nomades : ce sont les cosaques au service des Tsars qui colonisent la Sibérie, par exemple. De même des Français et des Britanniques aux Indes : les auxiliaires Cipayes (Dont les Français feront les Spahis) qui permettent aux Européens de s’imposer face aux princes indiens. La steppe absorbe ses conquérants.

Nul exceptionnalisme européen donc dans les constructions impériales, qu’elles soient françaises, britanniques ou russes. Nul effondrement économique qui justifierait a posteriori la conquête coloniale présentée comme vecteur de croissance. Les Occidentaux s’imposent tardivement (Milieu du XIXe siècle) en Asie pour s’emparer du monopole de commercer avec des régions dynamiques et manufacturières, commerçant sur des distances considérables, avec un contrôle étatique réel mais qui fait la part belle à l’initiative libérale précapitaliste et qui tolère pour établir la puissance des États d’un savant dosage entre métissage, décentralisation et contrôle militaire.

Stanziani reprend bien des analyses de Pomeranz, notamment sur le take off tardif de l’Europe et son coup de force militaire contre des constructions économiques, politiques et sociétales viables, dynamiques et équilibrées (Ce qu’on appelle la colonisation !).

L’originalité de son approche est d’étudier les dynamiques internes de ces empires, dont les modes d’organisation ont longtemps été méprisés.

Stanziani montre que ces empires qui n’obéissaient pas aux règles européennes (de l’acculturation, de l’État-nation, de la norme administrative unique et de l’industrialisation), ont cependant relevé avec succès des défis, logistique et technique, d’ampleur inégalée. Il montre par ailleurs que la conquête de ces espaces spécifiques par les Occidentaux les verra utiliser les mêmes recettes que ces trois empires, alors même qu’ils en dénoncent le caractère archaïque.

© Erwan BERTHO (2015)

L’EXTRAIT

« Prisonniers du présent. »

« […] Colons, seigneurs, administrateurs et soldats dans les constructions impériales

La courte durée et le déterminisme historique alimentent une forme particulière de myopie. Nous sommes prisonniers du présent, nous surestimons à chaque instant la portée des événements courants et, en même temps, nous cherchons dans le passé des signes anticipateurs, comme si l’histoire suivait inexorablement des rails déjà posés. Ainsi, lorsque nous parlons de « globalisation » au XVIIe siècle ou bien que nous considérons l’expansion européenne à cette époque comme le prélude à sa suprématie mondiale à venir nous commettons une double faute : nous exagérons l’importance de l’Europe et de l’Angleterre d’alors et nous donnons du crédit à une histoire déterminée à l’avance. En réalité, en 1689[1], personne n’aurait misé sur la suprématie mondiale de l’Europe et, même un siècle plus tard, cette issue n’était pas acquise. […] En cette même année 1789, l’Angleterre vient juste d’occuper le Bengale ; l’Asie a encore de l’avance.

                Pourtant, un siècle plus tard [1889][2], cette hiérarchie aura été complètement bouleversée ; l’Occident domine la planète. Alors que jusque là ce phénomène était pour ainsi dire au-delà de toute anticipation, il est désormais tenu pour acquis pour l’éternité : à la myopie face au futur répond l’incapacité de saisir l’instabilité du présent. Laissons encore s’écouler un siècle. En 1989, la chute de l’URSS[3] semble définitivement consacrer l’avance acquise par l’Occident et son modèle. Qui aurait alors misé sur l’Asie ? Vingt ans plus tard, ces anticipations auront été largement désavouées. Le temps serait-il venu enfin pour que le métier d’historien serve moins à prédire le futur ou à l’inscrire dans une relation mécanique avec le passé qu’à ouvrir des perspectives sur des mondes possibles souvent disparus, parfois hypothétiques et pourtant bien réels ? […]

                […] Il faut se défier de l’illusion rétrospective qui porte à voir ces empires [Russe, Chinois, Moghol[4]] comme s’ils étaient voués à suivre un cycle fatal qui les mène de la naissance à la domination puis à la défaite face à « l’Occident ». L’issue finale dépend de la manière dont chaque empire – son organisation administrative et fiscale, ses hiérarchies sociales – fait face à l’évolution de l’art militaire, d’une part, à celle des marchés, d’autre part. En réalité, la « révolution militaire » occidentale est une belle invention de l’historiographie, et pendant longtemps les tactiques européennes ont du mal à s’imposer hors d’Europe. […]

                C’est donc à l’époque de la puissance militaire et économique fondée sur la standardisation des tâches, des outils et des armes que l’Occident aura exprimé le mieux sa force. Avant cela et après le fordisme, le Viêt Nam et une décolonisation jamais véritablement achevée, ce sont à nouveau des modalités de croissance et d’organisation administrative et militaire propres aux puissances non-européennes – asiatiques en particulier – qui s’imposent.  […] »

STANZIANI (2012), pages 177 et suivantes.

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[1] En 1689, Russes et Chinois signent, en latin, par l’intermédiaire des Pères Jésuites, le traité de Nertchinsk, pacte de non-agression réciproque qui leur permet le partage de la steppe mongole de Sibérie orientale. En Grande-Bretagne le Bill of Rights permet la mise en place de la Monarchie parlementaire, en Inde l’empereur Aurangzeb détruit le sultanat du Deccan et Pierre le Grand est nommé « Tsar de toutes les Russie », premier tsar à porter ce titre. Note du Rédacteur (NDLR).

[2] NDLR

[3] Union des Républiques Socialistes Soviétiques (URSS), NDLR

[4] NDLR

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