FICHES DE LECTURE – SABRAHMANYAM, « Vasco de Gama. Légendes et tribulations du Vice-roi. » (1997)

Sanjay SUBRAHMANYAM, Vasco de Gama. Légendes et tribulations du Vice-roi des Indes. , Royaume-Uni, 1997

« Attention ! Ceci n’est pas une biographie. »

FICHE TECHNIQUE

SUBRAHMANYAM (Sanjay), Vasco de Gama. Légendes et tribulations du Vice-roi des Indes. , 1997, Cambridge, Royaume-Uni, Cambridge University Press, traduction française de l’Anglais en 2012 (seulement) par Myriam DENNEHY pour les éditions Alma-Éditeur, Paris, collection « Essai-Histoire », ouvrage publié sous la direction de Patrick BOUCHERON et avec le concours du Centre National du Livre (CNL), 490 pages. ISBN 978-2-36279-030-0.

L’AUTEUR

Sanjay SUBRAHMANYAM est professeur d’Histoire économique, spécialiste du monde indien et de l’Océan Indien, il a enseigné le développement comparatif à la Delhi School of Economicsjusqu’en 1995, date à laquelle il rejoint à Paris (France) l’École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS), la plus prestigieuse des écoles françaises en Sciences Sociales. Il est titulaire de la chaire DOSHI d’Histoire de l’Inde à l’Université de l’État de Californie à Los Angeles (UCLA) qu’il a rejoint en 2004 et où il a fondé, en 2005, l’UCLA Center for Asia and South India.

LE LIVRE

On peut s’étonner qu’il ait fallu 15 ans pour que le livre de Sanjay Subrahmanyam soit traduit en Français. Une durée anormalement longue pour une œuvre majeure d’un auteur majeur de l’historiographie actuelle à l’échelle mondiale. Plusieurs raisons expliquent ce retard. D’abord, comme le dit l’auteur lui-même, le sujet « ringard » présentait peu d’intérêt en apparence. Mais ce va écrire Sanjay Subrahmanyam n’est pas une simple biographie du Vice-roi des Indes mais l’histoire de la rencontre de deux mondes : l’Europe qui va idolâtrer Vasco pour son périple, et l’Inde pour qui l’événement passe complètement inaperçu !

Ensuite l’œuvre de Subrahmanyam est inclassable : trop mince pour être une biographie qui fasse autorité, trop précise pour entrer dans les codes des écoles historiques dominantes, comme l’école des Annales, spécialisée dans l’étude des longues durées.

Aujourd’hui l’ouvrage de Sanjay Subrahmanyam est reconnu comme l’acte de naissance de la World History, courant Mainstream dans le monde anglo-saxon, et qui se propose d’écrire l’histoire du monde de manière décentrée, sans choisir un regard, européen ou autre, particulier.

Si la réception de l’œuvre de Sanjay Subrahmanyam a été très bonne dans le monde anglo-saxon, son œuvre a soulevée d’intenses polémiques au Portugal, patrie d’origine de Vasco de Gama. On a reproché à un auteur étranger de salir la mémoire d’un héros national portugais. Une critique venue autant de la frange conservatrice des historiens portugais comme des historiens de gauche. C’est dire si Vasco de Gama a acquis au Portugal la stature d’un héros national. Pourtant, comme le rappelle Sanjay Subrahmanyam, il n’en n’a pas toujours été ainsi. Il faut attendre le milieu du XIXe siècle pour la figure de Vasco de Gama s’impose. C’est en 1898, lors des commémoration du quatrième centenaire de son périple autour de l’Afrique que Vasco de Gama devient un héros national.

Les deux maîtres d’œuvre de cette héroïsation tardive sont Joaquim Teófilo Fernandes Braga (Académicien et bref président de la République de Portugal en 1910 puis en 1915) et Augusto Carlos Teixeira de Aragão. L’héroïsation de Vasco permet d’incarner la nation portugaise dans une image glorieuse alors que son empire américain (Brésil) s’est délité et que la monarchie est en crise. Mais elle permet aussi au Portugal de rendre légitime ses possessions africaines que les puissances européennes lorgnent avec envie.

Que sait-on alors de ce Vice-roi des Indes et de son périple africain et indien ? C’est la question posée par Sanjay Subrahmanyam : comment devient-on Vasco de Gama, à la fois la légende de Vasco et l’homme qui raccorde l’Europe au vaste monde indien du Sud de l’Asie ?

Issu de la noblesse de service du Portugal, Vasco de Gama comme tous les membres de sa famille appartient au prestigieux ordre des chevaliers de Santiago, puissance économique et politique au Sud du Pays. Mais la monarchie portugaise entame au XVe siècle un virage absolutiste qui marginalise les ordres de chevalerie et une fraction de la noblesse, fraction à laquelle le cadet Vasco de Gama appartient. C’est donc comme opposant politique du roi Dom Manuel de Portugal que Vasco est choisi pour commander l’escadre qui va parvenir en Inde.

Plusieurs raisons guident ce choix : la responsabilité d’un échec retomberait sur l’opposition politique et non la monarchie, et l’équilibre des pouvoirs au sein du royaume, qui impose de ménager les grandes familles et leurs alliés. Depuis 1415 (Prise de Ceuta) le Portugal s’est en effet lancé dans l’exploration et la conquête outre-mer. Une exploration qui génère des profits grâce aux cultures de rente, de Madère par exemple, déjà passée au système esclavagiste. Mais les expéditions restent modestes : celle de Bartolomeu Diaz qui franchit le Cap de Bonne Espérance (1488) n’a pas laissée de trace, Vasco quant à lui part avec 3 caravelles et 170 hommes. Pour conquérir l’Inde et l’Asie, c’est assez peu.

Les objectifs de l’expédition sont multiples et caractéristiques de cette époque de transition qu’est la Renaissance européenne. Dom Manuel Ier souhaite court-circuiter le trafic des épices (Poivre, cannelle, safran, gingembre) et de pierres précieuses qui transite par Le Caire et Alexandrie, rapportant de grandes richesses aux Mamlouks égyptiens à la cité-État de Venise leur alliée. Mais il souhaite également transformer cette aventure commerciale en conquête militaire : il s’agira de s’emparer de La Mecque et de Jérusalem, c’est le projet médiéval de Croisades, que la prise de Ceuta au Maroc vient de réamorcer. Enfin le Portugal, hier pionnier dans les aventures maritimes, s’est fait distancer par les couronnes d’Aragon et de Castille. Les Rois catholiques, maîtres des Baléares, dominent la Méditerranée et l’Atlantique Nord. Il s’agit donc de reprendre l’initiative sur tous les fronts. Motivations commerciales, spirituelles et politiques sont donc mêlées.

Les premiers contacts avec les populations africaines sont tendus et marqués par les heurts. Mais l’arrivée en Inde (À Calicut) est franchement désastreuse : les Portugais font rire avec la piètre qualité et la quantité ridicule de marchandises qu’ils viennent d’apporter. Les cotonnades indiennes plus belles et plus fines que les chemises des Portugais témoignent de l’énorme fossé qui sépare le Portugal des royaumes indiens dont il souhaite s’emparer.

Les Portugais croyaient arriver dans un océan Indien comparable à « un lac musulman ». Rapidement ils découvrent que les musulmans sont loin d’être unis : les sultans de Mélinde et de Mombassa sont en guerre avec Kilwa, celui d’Ormuz en guerre avec celui d’Iran, etc. Mais les Portugais découvrent aussi que les Musulmans ne sont pas les seuls acteurs du commerce asiatique : Indiens du Kerala, de la côte Malabar, Persans, Chinois, Malais, Arabes chiites… Les Portugais entrent plus ou moins consciemment dans une géopolitique complexe dans laquelle ils sont tour à tour manipulés et manipulateurs.

Le retour de Vasco de Gama est triomphal. Couvert d’honneur, et enrichi par les épices qu’il rapporte, il est devenu un noble puissant : amiral des Indes, membre du Conseil royal, plus tard comte, Vasco a réussi une formidable ascension sociale grâce à cette expédition. Il sait manœuvrer pour se rapprocher du roi Dom Manuel : Vasco quitte l’ordre de Santiago dont sa famille est issue pour l’Ordre militaire du Christ dont le roi Dom Manuel est Grand-Maître.

En 1505 Gama repart en Inde. Il doit sécuriser les intérêts portugais dans l’Océan Indien, et notamment assurer aux comptoirs des arrivages de poivre, de cannelle, de gingembre, de musc, de safran et de rhubarbe réguliers. Son expédition est violente. Rétif aux Portugais, le Samudri de Calicut voit sa capitale bombardée plusieurs fois. Vasco laisse derrière lui des centaines de morts. Chaque refus des rois indiens entraîne des représailles terribles. Capturant un navire musulman, le Mîrî, de retour de La Mecque via Djeddah, Vasco le fait brûler, ses 600 voyageurs et sa cargaison avec. Crime horrible réprouvé déjà par ses contemporains, pourtant peu suspects d’idéalisme.

Vasco de Gama reste un homme du Moyen-âge, plus préoccupé des liens familiaux que du renforcement du pouvoir monarchique. Il utilise sa richesse pour resserrer ses alliances (Mariages de ses frères et de ses enfants, échanges de terres, privilèges accordés à ses amis par le roi…) et place ses parents dans toutes les grandes expéditions portugaises aux Indes : celle de Cabral (1501), celle d’Albuquerque (1513)… Capitaines, gouverneurs des forteresses en Inde, facteurs des comptoirs, les alliés de Gama s’enrichissent.

Lors des voyages ultérieurs, auxquels Gama ne participe pas, les Portugais établissent une échelle de comptoirs le long de la route des Indes. Des forts sont édifiés sur les îles des cités-États marchandes de l’Océan Indien : Kilwa sur la côte swahilie en Afrique, Ormuz au débouché du Golfe arabo-persique, Diu, Goa et Cochin en Inde. Une course s’engage avec l’Espagne qui a envoyé (1521) Magellan atteindre les îles des épices (Les Moluques) par la voie occidentale. Les Portugais s’engagent aussi dans le commerce « d’Inde en Inde », plus rémunérateur, en faisant transiter le sucre des Indes vers l’Arabie et les chevaux d’Iran vers les Indes.

Si les acteurs du commerce de l’Océan Indien sont désunis, les Portugais le sont également. Au Portugal, la noblesse terrienne est dubitative devant le coût des expéditions en Asie. Le Conseil du Roi est divisé sur les buts à atteindre en Asie : faut-il bâtir un empire chrétien pour prendre les Musulmans à revers et détruire leur religion comme le veut Dom Manuel, ses conseillers et ses grands capitaines (Comme Albuquerque) ? Faut-il commercer et s’enrichir comme le veulent les alliés de Vasco, sans se préoccuper de croisades ? Aux Indes même les Portugais, déchirés par les luttes de factions (Alliés des Albuquerque contre les alliés des Gama), sont aussi déchirés par les luttes entre les « colons » (Fronteiros e Casados, groupés en Conseil municipal comme à Goa, où ils sont 500) établis de longue date dans les comptoirs et les fonctionnaires envoyés temporairement (Pour 3 ans) par la couronne.

En 1524, João III, nouveau roi de Portugal, charge Vasco de Gama, Comte-Amiral des Mers Indiennes, et 1er Vice-roi des Indes, de reprendre en main l’Estado da Índia pour une fois unifié sous une même autorité. Un intendant (Vedor da fazenda) Afonso Mexia, chevalier du Christ et ancien intendant de São Jorge da Mina, accompagne Vasco pour unifier les régimes fiscaux des comptoirs portugais et rendre à la couronne l’argent que ses monopoles sur le poivre et la cannelle doivent lui rapporter. Paradoxalement c’est Vasco de Gama qui va aux Indes mener la politique centralisatrice manuéline qu’il combat au Portugal. L’escadre compte 15 navires (mais seuls 9 parviendront en Inde !) dont des galions, et près de 3,000 hommes. Depuis Cabral, en 1501, c’est la plus puissante des expéditions portugaises.

Les Portugais, catholiques,, depuis leur quartier-général de Cochin, font alliance avec les chrétiens syriaques du Kerala pour obtenir du poivre de qualité à des prix inférieurs : c’est une stratégie payante car les déchets dans les cargaisons passent de 40% à 7% de poivre invendable. Mais les marchands musulmans et hindous locaux leur rendent la politesse en profitant des divisions internes des Syriaques pour réduire les quantités de poivre qui transitent vers Cochin. Du reste chaque année les Portugais n’exportent que 20,000 quintaís de poivre, rien d’inquiétant pour Venise qui reste le grand marchand de poivre de grande qualité…

Quand Vasco arrive en Inde et tente d’asseoir son autorité et celle du roi il se heurte à la sourde hostilité des fonctionnaires établis de longue date et qui commercent en Mer Rouge pour leur propre compte mais avec les soldats et les navires du RoiVasco, en bon prince de la Renaissance les méprise, alors que lui-même et ses alliés trafiquent des épices pour leur propre profit avec l’assentiment de la couronne. Quand Vasco meurt à Cochin en Inde en décembre 1524 la colonie portugaise (Plus de 5 000 colons) est au bord de la guerre civile, les colons (Anciens soldats établis à leur compte et commerçant avec l’intérieur des terres) et les Gama d’un côté, les fonctionnaires prévaricateurs de l’autre.

L’EXTRAIT

« Le meilleur moyen de les comprendre. »

« […] J’ai voulu montrer ici que la légende de Vasco de Gama s’est mise en place de son vivant et qu’il y a lui-même participé. Le capital symbolique pouvait en effet lui rapporter des intérêts financiers tangibles et assurer son prestige. La position politique de dom Manuel et celle du Portugal dans le contexte européen ont également contribué à la légende de Gama, censée rivaliser avec celle de l’autre amiral, Colomb. Gama est exhibé comme le plus beau joyau de la couronne portugaise et sa légende s’est perpétuée de génération en génération : Camões à la fin du XVIe siècle ; Francisco Toscano qui, dans les années 1620, le compare à Énée ; Júlio de Mello qui, dans les années 1770, établit un parallèle entre le roi fondateur du Portugal, dom Afonso Henriques, et « l’incomparable découvreur de l’Inde » ; José Agostinho de Macedo et son poème épique de 1811, Gama. Le mythe de Gama, qui atteint son apogée dans les années 1880-1890, perdure au XXe siècle : dans un poème de Pessoa, Mensagem, « le ciel déchiré ouvre l’abîme à l’âme de l’Argonaute ». En 1988 encore,  quand l’Instituto de ciências sociais mène une enquête sur le « Nationalisme et patriotisme dans la société portugaise contemporaine. », il ressort que le personnage historique qui suscite le plus d’admiration est Vasco de Gama (58,8%), suivi par l’infant dom Henrique (45,2%).

                Á la fin du XXe siècle, cinq cents ans après le voyage du São Gabriel[1], le mythe a été exporté dans le monde entier. […] Au Portugal aussi, le mythe de Vasco de Gama suscite des résistances.

                Depuis lors, des voix dissidentes se sont fait entendre au Portugal. Un « livre noir » de l’expansion portugaise a établi une comparaison avec la Shoah[2] ; les bombardements de 1505 en Afrique de l’Est par dom Francisco de Almeida ont été mis en parallèle avec la répression sanglante en Angola par les forces armées portugaises en 1962 : dans les deux cas les morts « dégagent la même puanteur ». Applaudie par certains polémistes tiers-mondistes, cette mise en perspective ne résout cependant pas les problèmes historiographiques. Avec ce nouveau portrait de Vasco de Gama, j’ai voulu appeler à une vision plus nuancée, voire ironique, de l’histoire de l’expansion européenne, en étudiant l’inflation des revendications européennes et les processus par lesquels les Européens ont cherché à redéfinir les réseaux commerciaux et politiques du début du XVIe siècle. Je ne prétends pas opérer de révolution paradigmatique, simplement faire le tri dans une masse de documents disparates que d’autres historiens seront amener à étoffer au fil des ans. Cette entreprise n’a pas de solution facile et elle n’est pas à l’abri du péché des historiens, l’anachronisme.

                Dans une récente étude sur les activités corsaires portugaises aux XVe et XVIe siècles, un historien portugais de renom a cité Spinoza : « [N]e pas tourner en dérision les actions humaines, ne pas les déplorer ni les maudire, mais les comprendre. ». Pour ma part, j’ai adopté une maxime quelque peu différente, moins « chrétienne » : rire des actions qui sont ridicules, déplorer celles qui sont tragiques, maudire celles dont ont souffert les victimes. N’est-ce pas là, en effet, le meilleur moyen de les comprendre ?  […] »

 SUBRAHMANYAM (1997-2012), Chapitre 7 « Conclusion : les jugements de la postérité. », pages 414 à 427, pages 422 et sq. Retrouvez cette fiche sur Pack Histoire-Géographie/Bibliothèque virtuelle et sur Serveur Docs/Public/Pack Histoire-Géographie/Bibliothèque virtuelle. © Erwan BERTHO (Révision 2019).

[1] Note du Contributeur : Le São Gabriel est le navire commandé par Vasco de Gama lors de son premier voyage vers les Indes en 1497-1498.

[2] Note du contributeur : mis en italique par le contributeur.

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