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Jean RASPAIL, Sept cavaliers quittèrent la ville au crépuscule par la porte de l’Ouest qui n’était plus gardée. , Paris, 1993, roman
« La vie s’est retirée de nous. Elle est bien passée quelque part… »
FICHE TECHNIQUE
RASPAIL (Jean), Sept cavaliers quittèrent la ville au crépuscule par la porte de l’Ouest qui n’était plus gardée, 1993, Paris, roman paru aux éditions Robert Laffont, 227 pages, ISBN 978-2-221-10007-3.
À voir également l’adaptation en Bande Dessinée (BD) :
– RASPAIL (Jean) et TERPPANT (Jacques), Sept cavaliers, Tome 1 « Le Margrave héréditaire », 2009, Paris, aux éditions Delcourt, 47 pages, ISBN 978-2756018829
– RASPAIL (Jean) et TERPPANT (Jacques), Sept cavaliers, Tome 2 « Le prix du sang », 2009, Paris, aux éditions Delcourt, 55 pages, ISBN 978-2756018836
– RASPAIL (Jean) et TERPPANT (Jacques), Sept cavaliers, Tome 3 « Le pont de Sépharée », 2010, Paris, aux éditions Delcourt, 55 pages, ISBN 978-2756020273
L’AUTEUR & L’OEUVRE
Jean Raspail est un écrivain prolifique de nombreuses fois primé, même s’il n’eut jamais de prix prestigieux (Renaudot, Interallié, Goncourt). Son premier roman traite de la question migratoire, considérée comme une menace inexorable pour la civilisation occidentale (Le Camps des Saints, 1973, T. S. ELIOT Award, Chicago, 1997, réédité en 2011 avec une préface pessimiste et anti-migratoire). Précurseur de la biographie historique romancée avec Moi, Antoine de Toumens, roi de Patagonie (Albin Michel, 1981, Grand Prix du Roman de l’Académie française), qui rappellera sans doute Le roi de Kahel (Tierno MONÉNEMBO, 2008, Seuil, Prix Renaudot), il fait connaître les « peuples premiers » dans Pêcheurs de Lunes (1990), et connaît une sorte de consécration littéraire avec L’Anneau du pêcheur (1995, aux éditions Albin Michel, Prix Prince Pierre-de-Monaco et Prix des Maisons de la Presse, 1996).
Son roman Sept cavaliers… (1993) tranche en apparence dans une œuvre ancrée dans le réel, le face à face de l’individu avec la puissance de la nature, le choc entre des civilisations antiques et la modernité… Raspail reste fasciné par ceux qui voulurent être rois, et par le continent américain, qu’il soit latin ou anglo-saxon, dernier refuge des peuples et des aventuriers. Et pourtant les Sept cavaliers… reprend largement le thème avancé dans Septentrion (1979) et qui sera repris, avec parfois les mêmes patronymes, dans Hurrah Zara ! (1998, Grand prix Littéraire de la Ville d’Antibes – Jacques Audiberti 1999). L’adaptation en Bande dessinée (Sept cavaliers, chez Delcourt, un éditeur exigeant, en collaboration avec Jacques TERPANT) redonne à ce court roman de pure fiction une seconde jeunesse, bien méritée.
Trop tôt et trop souvent précurseur, Jean RASPAIL ne fut jamais de son temps : écrivain politisé dans les années quatre-vingt, quand la mode ne voulait plus que des intellectuels médiatiques au tiers-mondisme consensuel, son attrait pour des héros désespérés, dix ans après Jean-Patrick MANCHETTE (La position du tireur couché, 1981), et vingt ans avant Maurice George DANTEC (Babylon Babies, 1999) ou Michel HOUELLEBECQ (La possibilité d’une île, 2005), sent le souffre et éloigne RASPAIL, qui se proclame royaliste, des plateaux de télévision et des grandes maisons d’édition. Ses prises de position de plus en plus hostiles aux immigrés et à la politique migratoire de la France (Cf., « La France trahie par la République », Le Figaro, 2004) lui valent un procès pour incitation à la haine raciale, procès dont il finira relaxé, et l’opprobre de la quasi-totalité des journalistes littéraires des grands périodiques français.
LE LIVRE
Ainsi donc, sept cavaliers quittèrent la ville au crépuscule par la porte de l’Ouest qui n’était plus gardée. Ils s’en vont face au soleil couchant, laissant derrière eux un monde qui s’effondre, même s’ils gardent « […] tête haute, sans se cacher, au contraire de toux ceux qui avaient abandonné la Ville, car ils ne fuyaient pas, ils ne trahissaient rien, espéraient encore moins et se gardaient d’imaginer […] » (Page 49). Cet équipage disparate rassemble un évêque qui a perdu la foi, un sous-officier nostalgique, un éclaireur indigène inquiet, et des cadets préparés à commander un monde qui n’existe plus. Pour les conduire, Silve de Pikkendorff, colonel d’un régiment dont il ne reste rien.
Ils ne reviendront pas car la ville qu’ils quittent est la capitale d’un royaume qui s’est effrité, sans qu’on sache bien ni comment, ni quand, ni pourquoi. Le pays a été lentement coupé du reste du monde. Même les Syrtes ont hissé pavillon de quarantaine et fait donner le canon contre les navires de la flotte, allusion transparente aux Rivages des Syrtes (1951, GRACQ). Le pays asphyxié s’est écroulé sur lui-même, comme avachi sous le poids des traditions, ou de l’ennui : les civils se sont enfuis, puis les fonctionnaires et enfin les militaires. Il ne reste plus que des prostituées et des hordes d’enfants tueurs, que plus personne d’ailleurs n’hésite à tuer en retour. Le meurtre d’un enfant sera à ce titre le premier fait d’arme de ces sept cavaliers qui s’en vont.
Les sept cavaliers ont pour mission de comprendre ce qui s’est passé, de savoir ce qu’il reste de l’empire, et de trouver l’héritière, dont le dernier message émane des frontières de l’État, la ville de Sépharée et son pont international, qui vient d’être coupé. Car si la vie s’en est allée de cet empire, elle doit bien être allée quelque part.
Commence une chevauchée initiatique qui emporte les sept à travers une civilisation dont les valeurs ont été inversées : gendarmes violeurs, instituteurs complaisants, prêtres en fuite, enfants errants en bandes, toute colère retournée contre leurs parents. Seuls subsistent des fonctionnaires idiots, figés dans les rites de leur mission, tel ce gardien de phare comptant minutieusement les stocks de vivre appartenant à l’armée et dont il a la garde, tandis que sous ses yeux sa famille se délite et la ville s’entretue.
Que reste-t-il aux serviteurs de l’État quand il n’y a plus d’État ? Que reste-t-il aux soldats quand il n’y a plus d’armée ? Que reste-t-il à l’évêque quand les habitants ont déserté les lieux de culte ? Les sept résistent donc, eux qui n’ont plus d’espérance, en respectant non plus les rites mais les valeurs. Cette troupe devient alors une société nomade, gardienne d’une civilisation qui s’est partout enfuie. Et comme dans tout roman d’apprentissage, chacun va trouver un sens à sa vie : la mort, l’amour, l’ambition, la foi, le sens du devoir familial… Un à un les sept disparaissent. Tel meurt au combat, tel autre investit un monastère isolé afin de faire revivre le carillon sacré qui s’est tu… Et peu à peu l’espérance revient.
Après avoir assistés impuissants, mais pas inactifs, à l’invasion de leur pays par les peuples orientaux, les sept rencontrent progressivement des communautés isolées mais chez qui vit l’espoir et qui gardent vivantes les valeurs fondamentales exaltées chez Jean Raspail : l’ordre, la hiérarchie, la volonté, la transcendance, la solidarité que l’on doit aux siens.
Mais si les valeurs restent debout dans ces communautés des confins, les hommes qui les incarnent ne sont jamais ceux auxquels on s’attendait : ici une prostituée fait naître un sauveur, là un enfant fait régner un ordre prospère, et là encore un bedeau contrefait et ignare est ordonné prêtre et évêque, puis écoute en confession – terrible confession – celui qui vient de l’ordonner.
Au fil des départs et des disparitions, seuls le plus vieux et le plus jeune arrivent, squelettiques, au bord de ce monde exténué. Dans une atmosphère fantomatique et onirique, la ville de Sépharée est enfin atteinte, elle et son pont, dernier lien avec le reste du monde.
Mais aucun des deux n’a encore de place dans un monde qui n’a plus besoin de ces hommes du passé. Et qui n’a surtout plus besoin de héros. Car le drame des Sept cavaliers… c’est d’appartenir à une esthétique et une éthique surannées : l’Histoire s’est remise en marche et les a oublié. D’ailleurs, qui se souvient des hommes ?
INTERTEXTUALITÉ : FASCINATION ET NOSTALGIE DES CONFINS.
La littérature du Moyen Âge situait l’ailleurs loin en arrière dans le temps, un âge d’or mythique et imaginé, malléable et propice à la fiction. La littérature moderne, née avec un monde considérablement agrandi (COLOMB, 1492, GAMA 1498, MAGELLAN, 1519-1522), s’empare du lointain pour en faire le cadre de l’utopie, refuge d’une liberté que les progrès des monarchies absolues en Europe réduisent considérablement.
C’est le cas des romans du XVIIIe siècle qui plaçaient la forêt (Atala ou les amours de deux sauvages dans le désert, CHATEAUBRIAND, 1801) ou les îles tropicales (Robinson Crusoë, Daniel DEFOE, 1719, Paul et Virginie, BERNARDIN DE SAINT-PIERRE, 1788) comme cadre de l’expérience intime et ultime. Les romans du XIXe et du XXe siècle placent plus volontiers la steppe (ou le désert), élément hypnotique qui séduit, comme univers propice à l’évasion ou à l’évanouissement.
Car bien souvent les héros finissent par se dissoudre, d’une manière ou d’une autre, dans cet horizon où la perspective aboli le temps lui-même.
Depuis La fille du capitaine (POUCHKINE, 1836), les confins sont érigés en théâtre de drames et de renaissances dans un affrontement avec tout ce qui est susceptible de nuire ou de contredire l’ordre social : si le jeune officier peut y trouver l’amour, et la grandeur en la personne de Pougatchev, il affronte aussi, issues des hordes qui hantent la steppe, la traîtrise et la bassesse.
Naît alors, comme une série interrompue de réécritures et de variations, toute une littérature qui fait du désert et de la steppe le lieu d’un affrontement entre les valeurs, individuelles ou sociales, et l’abîme.
RIMBAUD (Les poètes de sept ans, 1870) rappelle « À sept ans il faisait des romans sur la vie du grand désert / Où luit la liberté ravie ».
Jules VERNE fait de la steppe le décor de son roman d’aventure historique (Michel Strogoff, 1876). Mais elle est réduite à un obstacle que le courrier du tsar réussit à vaincre malgré tout : lui aussi affronte la traîtrise et rencontre l’amour, mais l’immense étendue ne joue aucunement le rôle d’un révélateur de vie, au contraire, elle finit domestiquée par la figure de l’Occident qu’incarne le capitaine Strogoff.
C’est Dino BUZZATTI dans Le désert des tartares (1940, 1949) qui fait des confins un personnage à part entière. Le désert est d’abord le décor de la vie absurde de Giovanni Drogo, celui qui va attendre toute sa vie la gloire militaire promise par les Tartares qui arrivent, mais qui, pour lui, arriveront trop tard. Rongé par la maladie, on le transporte en deuxième ligne et il meurt en entendant la bataille qui se livre entre le fort et les Tartares. La steppe est érigée en personnage à part entière, absorbant les rêves, abritant l’inconnu insaisissable. Giovanni Drogo s’y noie.
Un destin que refuse Aldo, héros de Julien GRACQ (Le rivages des Syrtes, 1951), envoyé par la République déclinante d’Orsenna, et qui force les événements en ranimant bien malgré lui la guerre contre le royaume lointain du Farghestan. Dans cette ultima Thulé de sable et d’indolence, Aldo est dévoré par l’envie de savoir qui vit là-bas ? Son désir de comprendre et d’agir déclenche la guerre. Mais Aldo est emporté dans la tourmente qui emporte aussi Orsenna. Le jeune fonctionnaire a donc été acteur de sa vie, et non un spectateur plus ou moins complaisant comme Giovanni Drogo, mais acteur d’une vie tragique.
Pour J. M. COETZEE (En attendant les barbares, 1980, Prix Nobel de Littérature 2003), les confins sont le refuge apaisant des méditatifs. Le « Magistrat », représentant de « l’Empire » y mène la vie insipide à laquelle il aspire, à peine troublé par les énigmes archéologiques qui entourent sa ville. Mais les barbares inquiètent cet empire aux formes obscures, et les tortionnaires arrivent, chargés d’assurer la sécurité des confins. Le noble magistrat est le témoin (Impuissant comme souvent chez COETZEE), puis la victime, des sévices de l’appareil de sécurité, plus préoccupé de terroriser les habitants de la ville et de les dépouiller que de vaincre les barbares. La défaite, sous-entendue mais qui reste en dehors de l’horizon, entraîne la fuite des tortionnaires, qui laissent démunis les habitants de la cité. Mais de barbares, exceptés ceux envoyés par l’Empire, on n’en verra point.
Les héros de Didier Le Pêcheur (Le bord du Monde, 1988) refusent la séduction des confins et leur l’anéantissement : envoyés garder une citadelle qui surveille les barbares, ils passent dans le camp ennemi et deviennent les héros d’une révolution qui finit par les menacer à son tour. Vivants et vainqueurs des structures sociales archaïques qui les menaçaient, ils restent prisonniers du destin et leurs amours contrariées les rappellent à leur condition de simple jouet des événements. En définitive, c’est le hasard et les imprévus qui tissent la trame de leur vie.
Double réécriture, les Sept cavaliers… de Jean RASPAIL (Sept cavaliers quittèrent la ville au crépuscule par la porte de l’Ouest qui n’était plus gardée, 1993) est une variation sur le thème de l’effondrement d’une civilisation (Septentrion, 1979) et une variation sur le thème des confins. Mais là où les héros de Septentrion fuyaient en train une invasion étrangère, les sept cavaliers cherchent à comprendre l’origine du mal. Et échouent. Car il n’y a pas d’autre raison à cet effondrement et cet effritement que l’apathie des hommes eux-mêmes, reflet de l’essoufflement d’une société qui ne croit plus en ses propres valeurs.
Là où les héros de Didier Le Pêcheur trahissaient par intérêt personnel, ceux de RASPAIL restent fidèles. Là où Dino BUZZATTI faisait le centre de l’intrigue, la frontière, RASPAIL en fait le but. Le cœur effondré du monde restant la capitale moribonde, tête malade d’un monde malade. La perspective géographique est renversée.
Là où GRACQ imaginait un homme seul, héros antique, beau mais tragique, RASPAIL constitue un groupe soudé, mais que l’épreuve va détruire inexorablement. Car les sept cavaliers oublient, au fur et à mesure qu’ils se rapprochent de la frontière. Et le souvenir de ceux qui constituèrent leur troupe s’efface, et s’efface plus vite qu’ils approchent du fleuve frontière.
Si la littérature africaine fait plus volontiers de la forêt (Les crapaud-brousses, Tierno MONÉNEMBO, 1979, Le silence de la forêt, Étienne GOYÉMIDÉ, 1984, L’ombre des choses à venir, Kossi EFOUI, 2011, Les lumières de Pointe-Noire, MABANCKOU, 2013) le lieu du refuge et des possibles, la littérature européenne lui préfère la steppe, ultime frontière fantasmée propre à tous les retournements de situations, mais aussi danger d’abolition de soi et de la volonté.
Comme dans toutes les littératures où le personnage principal est un ensemble géographique, (Forêt, île, steppe, désert, montagne, fleuve…), les représentations sociales de l’espace entrent en ligne de compte pour comprendre l’intrigue. Le XVIIIe siècle a dompté la mer et la montagne, apprivoisés lentement au gré de la montée en puissance de l’esthétique romantique. Les îles restaient l’apanage de l’utopie. La steppe apparaît irréductiblement indomptable : confins permanents, frontière étendue à la dimension d’un espace et non d’une ligne, on semble ne jamais y entrer tout à fait, sans jamais pouvoir, non plus, tout à fait en sortir.
À ce titre elle apparaît comme un élément paradoxal, située aux confins des sociétés de fiction présentes dans les romans, elle tient les héros en permanence à sa lisière. C’est une frontière que l’on ne peut franchir sans qu’on ne puisse non plus s’en affranchir.
Son vide lui-même est paradoxal : elle grouille de dangers ou de vie, alors que l’œil des héros n’accroche jamais aucun élément tangible. Elle place de fait le lecteur en équilibre instable, toujours proche de la réponse, d’une solution, mais sans jamais rien dévoiler.
Marque indélébile de la honte civilisationnelle d’avoir été vaincue et dominée sous le joug gengiskhanide, la steppe apparaît pour l’Europe aussi comme la dernière frontière possible dans un monde que la modernité industrielle a rapetissé dramatiquement. Sans limite, son essence alors en apparence perpétuellement en dehors de l’horizon, elle est l’occasion idéale de se révéler à soi-même, de se confronter à échelle d’homme à des transcendances (Sens de la vie, force des valeurs, valeur des sentiments, attachement à une société, foi…) que naguère, ou ailleurs, seule la durée entière d’une vie pouvait expérimenter.
© Erwan BERTHO (2015)
L’EXTRAIT
« Je vais rentrer dans ma vitrine. »
« […] La rue montant au château passait sous les murailles de la prison percées de fenêtres munies de grilles. La porte de l’établissement était ouverte à deux battants sur une cour intérieure déserte. Nul ne veillait au poste de garde, pas plus qu’aux quatre échauguettes d’angle qui en surveillaient les abords. Prisonniers et gardiens avaient disparu, les uns ne valant pas mieux que les autres : ils avaient fini par fraterniser, profitant de l’indulgence du margrave. On avait déverrouillé la porte de l’intérieur et tous s’étaient échappés. À présent ils battaient sauvagement la campagne. Les derniers rapports parvenus plusieurs semaines auparavant de la plupart des podestats de province faisaient été d’infamies. Depuis, on ne savait plus rien. À la surintendance de police, un peu plus loin, régnait un silence aussi pesant troublé seulement par le couinement des rats qui nichaient dans les dossiers. Ici, l’agonie avait duré, ne nourrissant de l’anarchie. Il y avait eu des règlements de compte entre policiers. La mort avait creusé leurs rangs, plus encore par assassinats qu’à cause du mal épidémique qui rongeait les catégories les plus vigoureuses de la population de la Ville. Là aussi, la loi du nombre avait joué. Les corrompus s’étaient retrouvés maîtres des lieux, puis avaient fui ce filon d’or épuisé qu’était devenue la Ville. Le surintendant de police, riche à crever, n’avait pas survécu à ses pillages. Acquitté par le Haut Tribunal complice lors de sa dernière session avant le grand dispersement, sur l’ordre du margrave qui s’était ressaisi, le comte Silve l’avait exécuté de sa propre main. Ce soir encore le colonel-major, enjambant prestement les marches qui conduisaient au parvis de la cathédrale […] évoquait sans remords la pure joie qu’il avait éprouvé en déchargeant son pistolet dans le crâne de ce misérable. […]
– Approchez, Silve, approchez […]
[…] Son Altesse Sérénissime Welf III, margrave héréditaire de la Ville, avait toujours su mesurer la stricte vérité des faits sans jamais chercher à les travestir pour tenter de forcer le destin […] Et la vérité, à présent, qu’il avait admise sans sursaut, l’éclairait d’une lueur dérisoire : hors de l’enceinte de son château, il ne gouvernait plus rien, ni personne. […]
Il demeura quelque temps songeur, puis en se penchant sur la carte, il traça un cercle autour de la Ville, englobant la citadelle et le château.
– Voilà où nous en sommes réduits, Silve.
Se retournant vers l’immense vitrine qui occupait l’un des quatre murs de la pièce, il ajouta :
– Et voilà nos derniers sujets.
Cette collection de marionnettes était célèbre dans le monde entier. Une fois l’an, pendant une semaine, on l’exposait au musée de la Ville. […] Le succès de ses petits personnages et leur originalité résidaient dans le fait qu’ils représentaient avec un soin aigu de ressemblance et d’exactitude un certain nombre d’habitants vivants de la Ville choisi parmi toutes les classes de la population, le cardinal, comme le porteur d’eau, le margrave et le simple soldat, la grande dame, la prostituée. Le peuple, ravi, s’y reconnaissait. Une fois l’an, également à Noël, le margrave recevait au château les premiers de classe des écoles, pour un spectacle de marionnettes suivi d’un somptueux goûter.
C’était même ainsi que tout avait commencé, lors de ce dernier Noël.
Les enfants s’étaient installés […] Vint le moment de la représentation […] Le jeune auditoire restait de glace […] Au baisser de rideau ce fut l’explosion. […] Aux marionnettes, ils arrachèrent les membres, […] écrasant les têtes sous leurs talons. […] Puis, d’un coup, le vacarme cessa et chacun reprit le chemin de sa maison, à peu près comme s’il ne s’était rien passé. […] Sur les raison de cette émeute, on ne peu rien tirer de ces enfants. Aucun n’accepta de répondre. Ils étaient murés dans le secret […]
– Moi […] Je vais rentrer dans ma vitrine […]
Silve regarda le margrave et sut qu’ils étaient déjà séparés par un océan d’incertitudes […] »
RASPAIL (1993), pages entre 9 et 30. Retrouvez cette fiche sur hglycee.fr/Bibliothèque virtuelle. Sélection et numérisation © Erwan BERTHO (2015).
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