COMPOSITION
Idéologies, opinions et croyances en Europe et aux États-Unis de la fin du XIXe siècle à nos jours.
Médias et opinion publique dans les grandes crises politiques en France depuis l’Affaire Dreyfus.
Les Panama papers » est le nom donné par le « Consortium International des Journalistes d’Investigation » aux documents numériques dévoilés (2016) par une source anonyme (11 millions de fichiers numériques). Par métonymie, le nom désigne le scandale des comptes bancaires et sociétés off shore constitués dans des paradis fiscaux par des milliers de dirigeants dans le monde qui à résulté de la publication de ces documents. Cette affaire a montré comment l’opinion publique peut-être sensibilisée et mobilisée par les médias. Le Premier Ministre d’Islande, par exemple, a été contraint à la démission dans la journée même de la révélation de ses stratégies d’évasion fiscale.
L’opinion publique, la manière de penser la plus répandue dans une société, est façonnée par différents canaux qui ne ressortent pas tous des médias : croyances, idéologies véhiculées par les groupes professionnels, les partis politiques, savoirs appris à l’école et à l’université, convictions acquises dans la famille, le monde de l’entreprise, les voyages et les expériences de vie… Cependant, sous les effets conjugués de la démocratisation de l’enseignement, (primaire au XIXe siècle, secondaire et universitaire à la fin du XXe siècle), et avec le développement des moyens techniques d’information et de communication (Presse « à 1 sou », Radio, télévision, Internet), les médias ont pris une place prépondérante dans la formation de l’opinion publique, le succès des chaînes d’information en continu en témoigne largement. Leur rôle de leaders d’opinion, mais aussi d’amplificateurs des convictions de l’opinion publique, se révèle plus particulièrement lors des crises politiques et sociales, moments de tensions extrêmes qui révèlent les lignes de fractures de la société française, et où des choix idéologiques s’élaborent, et souvent pour longtemps, à l’échelle nationale. Dans une démocratie, le rôle de prescripteur d’idées et de convictions revêt un caractère stratégique, au moins pour les décideurs politiques qui doivent leur survie à leur capacité de guider mais aussi de comprendre les fluctuations de l’opinion publique. Le rôle des médias est donc particulièrement aigu lors des grandes crises politiques : choisir une crise plutôt qu’une autre parmi celles qui ont façonnées la société française actuelle peut paraître arbitraire : on en retiendra trois, l’Affaire Dreyfus qui marque l’enracinement des valeurs républicaines au sein de la société française, la crise de Mai 1968 qui marque l’irruption de la génération des baby boomers en politique, la domination d’Internet qui consacre la méfiance des citoyens face aux groupes multimédias qui dominent le paysage médiatique français aujourd’hui. Chacune de ces crises marque aussi une étape importante dans la lente marche vers la société mondialisée de communication.
Les médias participent donc à la construction d’une opinion publique en France, une opinion publique qui parfois se construit également contre eux. Dans quelles mesures peut-on d’ailleurs affirmer qu’ils sont encore des prescripteurs d’idées au sein d’une opinion publique de plus en plus paranoïaque et méfiante à l’égard des médias « établis » de longue date ?
L’Affaire Dreyfus (1894-1906) marque l’âge d’or de la presse quotidienne écrite (I.), qui voit son influence diminuer au profit des moyens audio-visuels (Radio et télévision) dont le rôle est stratégique pendant la Seconde Guerre mondiale (1939-1945 en Europe) : les moyens techniques de communication se multiplient et se concurrencent tandis que l’État tente de garder le contrôle des plus populaires comme cela se voit lors de la crise politique et sociale de Mai 1968 (II.). Dans la société mondialisée, où la communication concurrence l’information, l’Internet est devenu le principal prescripteur d’idées façonnant l’opinion publique, répondant au vide laissé par des médias décrédibilisés et révélant une grave crise du politique.
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L’Affaire Dreyfus (1894-1906) ne fait naître ni l’opinion publique, qui lisait déjà L’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert au XVIIIe siècle, ni la presse qui caricaturait Louis-Philippe en 1848, fit tomber Charles X en 1830 et qui agitait déjà les débats politiques du peuple de Paris en 1789. Mais le dénouement – heureux – de « l’Affaire » est largement issu d’une mobilisation médiatique, et les médias vont changer le cours de cette injustice judiciaire, et, par là, dessiner les lignes de fractures de la société française jusqu’au milieu du XXe siècle.
Alfred Dreyfus est un capitaine d’artillerie, polytechnicien. Il est issu d’une famille d’industriels alsaciens républicains qui a transféré ses activités en dehors des départements annexés par le IIe Reich (Alsace, et la Moselle en Lorraine) après la défaite de 1870. Cet homme au dessus de tout soupçon est arrêté en 1894 pour fait d’espionnage. Accusé d’avoir profité d’un stage à l’État-major de l’armée française pour livrer des secrets militaires à l’Allemagne, il est jugé et condamné par un conseil de guerre à la dégradation et à la déportation à perpétuité au bagne de Cayenne, en Guyane. La vérité est aujourd’hui connue : juif et républicain, Dreyfus faisait un coupable idéal dans une armée encore massivement catholique et monarchiste. Sa condamnation permet d’étouffer une affaire d’espionnage qui aurait incriminée d’Esterhazy, officier catholique, aristocrate et monarchiste. Condamné sur des preuves falsifiées, Dreyfus était normalement promis à l’oubli et au pourrissement dans son bagne équatorial. Inlassablement, la famille du déporté se démène pour alerter les grandes figures de la vie politique et intellectuelle française, dont nombre reste frileux devant une affaire sensible. En effet l’antisémitisme est fort en France, de tradition chrétienne à droite (« l’enseignement du mépris »), de tradition anticapitaliste à l’extrême-gauche comme à l’extrême-droite. La publication de la « Lettre au président de la République » d’Émile ZOLA (1898) dans le journal L’Aurore de Georges CLEMENCEAU, qui fait sa « Une » sur la formule « J’accuse », transforme une mobilisation populaire humble et discrète en une affaire militaro-politique qui va se saisir de l’ensemble de la population française (200 000 exemplaires de l’Aurore sont vendus). C’est « l’Affaire ». L’ensemble de la presse se mobilise et mobilise son lectorat afin de faire pencher l’issue des procès successifs du côté qu’elle estime le plus juste. Deux France s’affrontent donc : l’une postulant le primat des droits de l’homme sur les institutions voit s’engager les « intellectuels » en faveur de Dreyfus. Ce sont les Dreyfusards. L’autre mettant en avant la primauté des institutions, de l’Armée en particulier, révèle un antisémitisme d’une virulence rare (Édouard DRUMONT, La Libre Parole, 1892) et qui n’a plus rien à voir avec l’antijudaïsme médiéval. Les uns et les autres ayant bien compris que, dans un système démocratique aux élections régulières, l’opinion publique se transforme en vote politique, et détermine, in fine, la carrière des décideurs, qui doivent en retour être à l’écoute des vœux de l’opinion. C’est la Vox Populi, les médias sont le forum moderne.
L’impact de la presse écrite sur l’opinion publique à la « Belle époque » (1986-1914) s’explique par plusieurs facteurs. D’une part la presse écrite s’est considérablement libéralisée, et le nombre de titres disponibles s’en est trouvé multiplié. La loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse déclare « L’imprimerie et la librairie sont libres » (Article 1er) et ajoute « […] Tout journal ou écrit périodique peut-être publié, sans autorisation préalable et sans dépôt de cautionnement […] » (Article 5). Le gouvernement abdique son droit de regard préalable sur les parutions, et n’exige aucun capital immobilisé afin de faire face à d’éventuelles poursuites. En conséquence, faire paraître un journal coûte moins cher, et cela touche un plus large public. Avec 79 titres à Paris, plus de 250 en Province, la presse emploie plus de 5 000 rédacteurs, et deux journaux quotidiens, Le Petit Journal et son concurrent Le Petit Parisien tirent à plus de 2.5 millions et demi d’exemplaires chaque jour ! (Plus que le total de la presse écrite payante aujourd’hui). Les socialistes lisent L’Humanité, le quotidien fondé par Jean JAURÈS, les Radicaux lisent L’Aurore de Georges CLEMENCEAU, le Temps est alors le journal centriste de référence. À droite les citoyens lisent d’abord Le Figaro ou La Croix, journal catholique, L’Action française de Charles MAURRAS, à l’extrême-droite La Libre Parole d’Édouard DRUMONT. Les moyens techniques d’imprimerie ont rendu la presse papier moins chère : les couleurs font leur apparition dans les suppléments, comme Le Supplément illustré hebdomadaire du Petit Journal qui façonne l’imaginaire collectif. Les caricatures (« Le Dîner de famille » de CARAN D’ACHE, Le Figaro, 1898) saisissent en une fraction de regard une situation complexe. La démocratisation de l’enseignement primaire (lois Ferry, sur la gratuité en 1881 et sur l’obligation d’instruction en 1882) offre à la presse un lectorat de plus en plus important : les citoyens alphabétisés sont plus nombreux. Les locuteurs français aussi : car l’école se fait en Français. La presse nationale, écrite en Français, peut donc toucher un public véritablement national. L’école donne aux lecteurs une culture générale plus importante et qui les rend plus exigeants aussi. Autant « l’Affaire » marque le poids de la presse dans l’opinion publique. Elle marque aussi l’enracinement des institutions républicaines et la naissance de nouvelles lignes de partage politique, avec notamment l’émergence de l’extrême-droite.
En effet, la médiatisation de l’Affaire Dreyfus rend compte et accentue de nouvelles divisions politiques au sein de la société française. D’une part, la culture républicaine s’est enracinée. Le discours des « Antidreyfusards », primat de l’institution militaire sur l’exigence de justice, l’idée qu’il puisse exister un État dans l’État et que les règles de cet État enkysté dans la République puissent être antirépublicaines, ce discours et cette idée n’ont pas pris. L’école républicaine a rempli son office, accompagnée par ce culte de la République orchestré dans les communes lors des célébrations du 14 juillet par exemple, cette inscription de la République dans les villes et les villages autour de la Mairie, le Code civil, la conscription même qui brasse les jeune Français avant leur majorité civile, les syndicats qui mêlent les travailleurs dans des ensembles plus vaste, la littérature de jeunesse comme les romans de Jules Vernes ou Le Tour de France par deux enfants, ont inculqué le sentiment national en même temps que les idéaux et les valeurs républicaines. Désormais, la France et la République se confondent. Nier les valeurs de l’une, c’est déconsidérer l’autre. D’autre part le paysage politique s’est aussi recomposé. La droite en particulier sort transformée de la bataille médiatique : aux côtés d’une droite monarchiste, catholique, à l’antirépublicaine tiède, et finalement assez peu différente de la « Réaction » à 1789, émergence une extrême droite. Elle est nationaliste, antisémite, xénophobe, antidémocratique et antimonarchiste, aux références chrétiennes rares, et favorable à un régime autoritaire. Cette droite extrême se fortifie des scandales financiers et politiques de l’Entre-deux-guerres, comme « l’Affaire Stavisky » (1934), et fait son miel de la dénonciation d’un « complot judéo-maçonnique » qui verrait les Juifs, sous le manteau des loges de Francs-Maçons, ruiner la France grâce à une subversion de la République en utilisant le soi-disant laxisme de la démocratie. Les émeutes du 6 février 1934, où une manifestation d’anciens combattants de droite dégénère en nuit de violence populaire et policière, est largement issu de l’excitation et des appels à la haine de la République de cette presse d’extrême-droite.
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La Seconde Guerre mondiale (1939-1945) représente pour la France, à la différence des États-Unis et de la Grande Bretagne, une situation de crise politique et institutionnelle grave (1940-1944). Elle révèle le poids pris par les nouveaux médias comme la radio. Ceux-ci concurrencent une presse écrite en voie de diversification. La crise politique que traverse la France en Mai-Juin 1968 montre la complexité des acteurs qui entrent en jeu pour façonner l’opinion publique française dans le second XXe siècle.
Au cours du moi de Mai 1968, dans un contexte de violence politique mondialisée (Émeutes étudiantes en Pologne, janvier 1968) et de contestation de l’ordre établi (Summer of Love, États-Unis, 1969), une série de manifestations et de grèves étudiantes en France se transforme en une contestation radicale et globale contre l’ordre social. Pourtant, le mois suivant, le pouvoir gaulliste est reconduit au pouvoir à la suite d’élections législatives. La société française s’est fracturée sur une ligne de partage générationnelle qui oppose essentiellement les enfants du baby boom et leurs parents. Comment les médias ont-ils rendu compte de cette crise ? Aux côtés de la Presse Quotidienne Nationale (PQN) et de la Presse Quotidienne Régionale (PQR), médias établis et assez critiques face à ce qui est considéré comme un mouvement d’exaltés, sans programme, sans objectif crédible et sans affiliation politique claire, la presse magazine se fait largement l’échos du mouvement. Née au sortir de la Seconde Guerre mondiale, comme Paris Match, pendant les guerres de décolonisation (1947-1962) comme Le Nouvel Observateur (1950) ou L’Express de Jean-Jacques SERVAN-SCHREIBER (1953), elle accueille des reporters et des intellectuels qui y ont tribune libre et donne le ton d’une époque. Alfred SAUVY (1952) y annonce l’émergence du « Tiers-Monde ». Souvent anti gaulliste, cette presse magazine donne largement la parole aux contestataires : c’est Le Nouvel Observateur (20 mai 1968) qui fait dialoguer Jean-Paul SARTRE et le leader étudiant Daniel COHN-BENDIT, Jean-Paul SARTRE déclarant que le mouvement de Mai 1968 « […] met l’imagination au pouvoir […] ce que j’appellerai l’extension du champ des possibles […] ». C’est Danièle HEYMAN dans L’Express (3 juin 1968) qui vante les radios périphériques qui en soutenant le mouvement étudiant « […] ont affirmé leur puissance et, dans l’ensemble, assumé leur responsabilité. […] ». En effet, aux côtés d’une radio d’État, des radios dites « périphériques » (leurs émetteurs sont situés au Luxembourg, comme RTL ou Europe 1) diffusent en France : elles sont dans une large mesure hors de portée des moyens de rétorsion de l’État. Elles s’étaient déjà illustrées pendant la guerre d’Algérie, où Georges FILLIOUD sur Europe 1 (1958) avait dénoncé la torture pratiquée par l’armée et la police. Les médias audiovisuels, regroupés sous le contrôle étroit et la censure de l’État dans l’Office de radiodiffusion-télévision française (ORTF, 1964), rejoignent le mouvement de grève générale mi-juin 1968, contribuant ainsi à paralyser la réponse médiatique du gouvernement et de la présidence.
Le mouvement de Mai 1968 utilise aussi les canaux anciens de construction de l’opinion publique. Les groupuscules politiques (d’extrême-gauche) et des syndicats étudiants organisent l’action politique (C’est « l’agit prop’ », l’agitation aux fins de propagande) et éveillent les consciences. Des libelles et des brochures sont distribués dans la rue, dans les écoles supérieures et les amphithéâtres des universités, les assemblées générales, parfois quotidiennes, les conférences, les débats en place publique, les manifestations assurent le dynamisme essentiel d’un mouvement qui échappe aux cadres établis. Les affiches des étudiants des « Beaux Arts » (École des Beaux Arts de Paris), produites en sérigraphie, sont de véritables œuvres d’arts, teintée d’humour acide, d’ironie et pétillantes d’intelligence. C’est toute l’intelligence et le savoir-faire d’une génération qui sont mis au service de la contestation de l’ordre social dans son ensemble. Les médias ne sont pas les seuls vecteurs des idées. Une littérature contestataire, trotskyste et maoïste, circule au sein de l’intelligentsia universitaire, tant du côté des maîtres à penser que des étudiants. Les films (Docteur Folamour, Orange mécanique,) et les groupes musicaux (Les Beatles, les Rolling stones…) exercent aussi une forte influence. La télévision, même contrôlée par l’État, diffuse les images d’un monde en pleine ébullition : la Guerre du Vietnam (1962-1975) fait rage et les images des bombardements massifs du Nord Vietnam, des immolations de moines bouddhistes, des civils, victimes de la guerre, servent à mobiliser une jeunesse procommuniste et farouchement anti-américaine. Les médias n’ont pas concouru à cet anticapitalisme et cet antiaméricanisme, ils en sont les spectateurs. La quiétude apparente du gaullisme d’après 1962 et les derniers soubresauts de la Guerre d’Algérie est moquée par Pierre VIANSSON-PONTÉ dans « Ce qui caractérise actuellement notre vie politique » (15 mars 1968, Le Monde) qui écrit « […] Les Français s’ennuient […] » et qui ajoute, de manière prémonitoire, « […] l’ardeur et l’imagination sont aussi nécessaires que le bien-être et l‘expansion […] ». Car c’est là le problème de la génération des « Trente Glorieuses » (1945-1975) : la société gaulliste est conservatrice : droits des femmes restreints, faible accès à l’université, absence de perspective autres qu’économiques car la stature du général DE GAULLE et l’ombre portée du gaullisme sur la société semblent interdire tout renouvellement. C’est une société jeune, dirigée par des vieux. Tandis que Martin Luther KING, Robert KENNEDY sont assassinés, que le Viet Minh lance l’offensive de la fête du Têt, que les étudiants allemands entrent en grève, il aurait été étonnant que toute une génération française reste déconnectée d’un monde en ébullition, un monde dont même les médias d’État rendent compte.
Les progrès techniques et l’élévation continue du niveau de vie des Français assurent un meilleur équipement des ménages : le transistor permet la miniaturisation des postes de radio, et en 1958 le nombre de postes (11 millions) dépasse les tirages de la PQN et de la PQR (10 millions). La Seconde Guerre mondiale a été le théâtre d’une guerre des ondes menée par DE GAULLE avec L’Appel du 18 juin, mais dans laquelle le Maréchal PÉTAIN n’est pas absent : il a su s’adresser au peuple le 17 juin (« […] Et c’est le cœur serré que je vous dis aujourd’hui qu’il faut cesser le combat […] ») puis après l’entrevue de Montoire (octobre 1940). Ce duel avait continué entre l’émission Les Français parlent aux Français, diffusée par la BBC britannique, et Radio-Paris contrôlée par les autorités nazies. En 1968, les journalistes des radios périphériques sont plus mobiles, les magnétophones et les enregistreurs sont plus petits et permettent de suivre l’actualité immédiate. Europe 1 généralise les duos journaliste-preneur de son à moto pour permettre aux reporteurs d’être au plus vite et au plus près de l’événement. Désormais, l’événement devient un élément clé de l’actualité et la vitesse avec laquelle les médias en rendent compte détermine leur audience. Comme leur capacité à rendre compte de la mode : les émissions musicales pour la jeunesse se généralisent. En 1968, les deux tiers des ménages français sont équipés d’un poste de téléviseur. L’image devient un prescripteur majeur d’abord d’émotion mais aussi d’idées. Les émissions d’information comme Cinq colonne à la Une (Une émission de l’ORTF qui reprend dans son titre les codes de la presse écrite…), le journal de 20 heures (instauré en 1949), mais aussi les interventions du général DE GAULLE à la télévision (En 1958 pour sa prise de pouvoir, en 1961 lors du putsch des généraux par exemple) rythment la vie des Français (66% des ménages ont un poste en 1968). Si les étudiants puis les employés grévistes de Mai 1968 ont pu bénéficier d’une telle couverture médiatique, c’est aussi parce que la crise prend une ampleur inouïe : commencée comme une agitation étudiante, la France se paralyse sous l’effet des grèves et des manifestations, entraînant même une brève vacance du pouvoir. Le paysage médiatique a considérablement changé de nature. La presse écrite s’est diversifiée, les nouveaux médias que sont la radio et la télévision la concurrencent. La disparition des journaux collaborationnistes (Gringoire et Le Temps) laisse place à de nouveaux ; Le Monde (1944), dirigé par Hubert BEUVE-MÉRY, Combat, France-Soir… La presse magazine hebdomadaire, illustrée et plus ouverte aux tendances sociales et politiques, est populaire. Elle s’engage massivement dans la refonte politique et propose des alternatives au gaullisme. L’Express est pro-européen, libéral et marqué au centre-droit. Le Nouvel Observateur, de la gauche socialiste.
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Un demi-siècle après la crise politique et sociale que fut « Mai 1968 », l’opinion publique se façonne largement en dehors des canaux d’information et de communication qui existaient alors : Internet a détrôné la radio, la télévision et plus sûrement la presse écrite, dont les coûts de production et de diffusion ne lui permettent pas de rivaliser avec les sites d’information en ligne. Si le sérieux de ces sites peut être remis en question, les Français sont surtout devenus suspicieux à l’égard des médias établis, accusés d’être au service d’intérêts partisans et de groupes privés. Les médias ne rendent plus compte des crises, ils sont eux-mêmes en crise.
Depuis 1968, le paysage médiatique français s’est métamorphosé. Le contrôle de l’État est devenu quasi nul, se limitant à la surveillance réglementaire et au respect de la diversité et du pluralisme politique. Cette révolution pour l’audiovisuel est de même ampleur que celle qui a touché la presse écrite un siècle auparavant. En 1982, la loi sur l’audiovisuel a proclamé la liberté de la communication audiovisuelle. Canal+ (Chaîne payante par abonnement), « La 5 » (éphémère chaîne privée franco-italienne), TF1, toutes des chaînes privées, concurrencent le service public (Groupe France télévision). La Télévision Numérique Terrestre (TNT, 2006) qui diffuse via la fibre optique, permet la multiplication des chaînes de télévision, thématiques (sportives, culinaires, culturelles, communautaires…) ou d’information en continu. Ces dernières exercent une véritable dictature de l’instant pour des hommes politiques avides de faire le buzz pour exister. Mais elles sont aussi parfois le jouet des consultants en communication qui savent manier le story telling, et mettre en scène suspens et scénario dans la vie politique de leurs clients. C’est la société de communication. Le paysage radiophonique, étendu à la bande Fréquence Moyenne (FM), permet l’officialisation des « radios libres », destinées à un public jeune ou contestataire, souvent avec des moyens modestes, elles concurrencent les radios établies. La presse écrite aussi s’est fragilisée : la télévision et les journaux gratuits (20 Minutes ou Métro) ont entraîné une érosion dramatique des ventes. Les quotidiens et hebdomadaires « papiers » développent des versions en ligne (79% des titres papiers sont disponibles en version numérique), sauvant le titre mais aggravant la chute des ventes. Et ce en dépit des subventions massives de l’État à destination des médias, qu’ils soient « papier » ou multimédias (Aide à la création artistique, statut favorable des intermittents du spectacle, subventions à la production). La publicité entre en force, y compris dans les médias d’opinion. En faillite, les grands titres sont rachetés par des investisseurs privés : Libération de Serge JULY et L’Express par SFR-Altice, Le Monde et Le Nouvel Observateur par Xavier Niel, le patron de « Free », ( tous deux Fournisseurs d’Accès à Internet, FAI, et de téléphonie mobile). Les grands groupes de médias tentent de fusionner les activités Internet, télévision numérique, presse écrite papier ou en ligne pour créer des synergies entre équipes de presse, mais aussi espérer des transferts de lecteurs de médias vers d’autres. Ainsi les émissions de la TNT et des radios sont disponibles en podcasting sur Internet. En parallèle, les alliances des groupes de médias donnent naissance à des entités transnationales géantes de l’information : BERTELSMANN dans la presse magazine people, par exemple, le groupe LAGARDÈRE dans les médias numériques. Les grands capitaines d’industrie français (BOUYGUES avec TF1, BOLLORÉ avec Canal+, DASSAULT avec Le Figaro) sont toujours friands de titres de médias.
Cette concentration qui favorise le mélange du spectacle et de l’information accentue la perte de confiance des citoyens non seulement dans les journalistes et les médias, mais dans la capacité d’un titre établi à informer en toute liberté. La crise de défiance que connaissent les médias en France n’est que la fraction d’une crise sociétale plus générale de défiance des citoyens à l’égard des élites culturelles, politiques et économiques. Internet, qui permet un accès direct et individuel à l’information quelque soit sa fiabilité, répond à cette défiance. L’abaissement du coût d’accès (Moins de 30€ pour accéder de manière illimitée à la téléphonie, l’Internet haut débit et des centaines de chaînes numériques) explique que plus de 90% des moins de 20 ans se connectent chaque jour à l’Internet, ils sont encore 66% des 35-44 ans. Les médias établis (Télévision, grands titres de presse papier, radios…) ont d’ailleurs échoué à rendre compte des inquiétudes sociétales : les collusions entre le journalisme et le monde politique symbolisé par les couples de journalistes et de personnel politique (Dominique STRAUSS-KAHN et Anne SINCLAIR, François HOLLANDE et Valérie TRIERWEILER), entre journalistes et grands patrons (Les « ménages », animation de club d’entreprises et de séminaires par des stars journalistique du petit écran comme Patrick POIVRE D’ARVOR par exemple) ont décrédibilisé le monde journalistique. La « presse libre », non dépendante des intérêts entrepreneuriaux, est rare : Le Canard enchaîné, Le Monde diplomatique subventionné par « L’Association des Amis du Monde Diplomatique », Alternatives économiques, encore coopérative appartenant à ses salariés, sont des exceptions fragiles. La création de Médiapart, sous la responsabilité d’Edwy PLÉNEL, ancien rédacteur au Monde, est un exemple de média professionnel d’information directement issu de l’Internet, comme Atlantico, classé comme un média de droite. La diffusion virale des théories du complot illustre une opinion largement répandue que la vérité est le contraire de ce que les médias et le personnel politique et intellectuel peuvent dire. Il s’agit d’une crise de la culture occidentale, où le citoyen a le sentiment d’être seul face à un flot d’information dont la source n’est plus garantie de fiabilité. Ce qu’Ignacio RAMONET, ancien rédacteur en chef du Monde diplomatique (mai 2005) appelle « […] un état d’insécurité informationnelle […] ». Le succès des candidats politiques considérés comme alternatifs (Jean-Marie LE PEN, 2002, et sa fille Marine LE PEN en France, Bill SANDERS et Donald TRUMP aux États-Unis, 2016) sont le versant électoral de cette crise de confiance envers les élites. De même le succès commercial des films et des séries qui présentent les dirigeants comme des manipulateurs sans scrupule : Divergente, Hunger games, ou Maze Runner pour ne citer que les plus récents films hollywoodiens, House of Cards, Under The Dom pour les séries…
La crise est-elle passagère ou le modèle d’un système médiatique, principal prescripteur d’idées, est-il condamné par la dilution de l’information dans la communication ? Les relais médiatiques des scandales révélés par les « lanceurs d’alerte » (FRANCHON et le médiator, SNOWDEN et l’espionnage des communications par la NSA américaine, Julian ASSANGE et le scandale Wikileaks, les récents Panama Papers) sont de nature à redorer le blason de médias largement décrédibilisés. Les médias font aussi les frais d’un changement de perception par l’opinion publique du rôle des citoyens dans la fabrique des idées. Internet a favorisé le développement d’une information produite par la base, de manière collaborative, parfois reprise par des médias plus classiques : ainsi France 24, chaîne francophone d’information continue, fait-elle la place à des reportages réalisés par ses téléspectateurs. Les utilisateurs des médias sont demandeurs de plus de démocratie dans la construction du discours médiatique. L’ouverture des versions numériques des grands titres à des blogs citoyens (Comme les blogs du Monde) et l’ouverture des commentaires à des non-abonnés sont également de nature à réconcilier les citoyens et les médias. Le professionnalisme grandissant de Wikipedia, un des 6 sites les plus consultés quotidiennement dans le monde francophone, répond aussi à une demande de « sécurité informationnelle », même si des soupçons récurrents de contributions rétribuées effectuées par des administrateurs abîment l’image de cette encyclopédie en ligne. Si les médias professionnels ne reprennent pas l’initiative dans le domaine de la production d’idées et de convictions, l’opinion publique restera façonnée par une nébuleuse informelle et mouvante créée par le mixage des réseaux sociaux (Facebook), de l’instantanéité des applications de messagerie (WhatsApp, Twitter…) et d’une myriade de blogs et de sites à la sincérité douteuse. Une sincérité qui est de moins en moins demandée par les lecteurs car, bien souvent, un Internaute ne va pas chercher une information, mais la confirmation de ses opinions. Une situation dont la caricature d’Hermann-Paul (Le Cri de Paris, 7 novembre 1897, « Un condamné est un condamné ») se faisait l’écho par anticipation : deux personnages échangent sur l’Affaire Dreyfus et en arrivent à la conclusion que « Un condamné est un condamné… Sans quoi on ne serait plus sûr de rien… Et on ne pourrait pas avoir d’opinion… »… Et pourtant, alors qu’Internet, les chaîne d’information continue, les blogs et les sites d’information noient le citoyens sous un déluge constants de faits, l’opinion publique se construit encore au travers de canaux très anciens : la réussite populaire de la « Nuit debout » à Paris (Avril-Mai 2016), structurée aussi grâce aux réseaux sociaux mais qui ne s’est incarnée que par des rassemblements, montre que les manifestations, les rencontres de débats et les échanges in vivo restent des fabriques encore opératoires de l’opinion publique.
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L’opinion publique en France est façonnée par une relation dynamique entre d’une part les croyances et opinions héritées des canaux anciens (famille, communautés d’appartenance, vie professionnelle, expériences politiques comme les débats et les manifestations) et d’autre part les médias. Les influences se font dans les deux sens : l’opinion publique contraint les médias pour survivre économiquement à se faire l’écho de l’opinion publique. Les médias sont de moins en moins nationaux, du fait d’une mondialisation qui est aussi celle de l’information et de la communication, et de moins en moins établis. Les canaux de communication sur Internet font la part belle aux initiatives privées, plus ou moins désintéressées ou spontanées, et dont le succès témoigne de la méfiance des Français à l’égard des élites, qu’elles soient politiques ou culturelles.
© Erwan BERTHO (mai 2016, révision octobre 2017), Retrouvez les sources sur hglycee.fr/Sources&Ressources/Les sources
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