Analyse critique d’un document d’Histoire : l’expérience combattante dans une guerre totale.
La Première Guerre mondiale (1914-1919, Traité de Versailles) commence comme une simple guerre balkanique entre l’Empire d’Autriche-Hongrie et la Serbie (Juillet 1914) puis, par le jeu des alliances, devient une guerre européenne entre les principales puissances industrielles et dans la logique des impérialismes devient une guerre mondiale (1917, entrée en guerre des États-Unis). Guerre totale dans laquelle les États sont capables pour la première fois de mobiliser totalement l’ensemble des sociétés et des économies afin de vaincre, et de vaincre par la destruction totale du potentiel ennemi, l’expérience combattante en est profondément modifiée. Ce témoignage d’Ernst JÜNGER, extrait de la journée du 28 août 1916 des Carnets de guerre (1914-1918) (Traduit en 2014, à l’occasion du centenaire de la Grande guerre, par Julien HERVIER et réédité par Christian Bourgeois éditeur, 546 pages), rend compte de l’expérience combattante dans une guerre totale (I.) et plus particulièrement de la brutalisation des combattants (II.), hausse brutale de la violence subie et donnée sur les champs de bataille de la « guerre des tranchées ».
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La Première Guerre mondiale est une guerre totale. L’extrait des Carnets de guerre (1914-1918) d’Ernst JÜNGER témoigne d’abord de ce qu’est l’expérience combattante dans une guerre totale : « […] tout a été transformé en désert […] » (Ligne 6) résume sobrement Ernst JÜNGER. D’ailleurs, dit-il, l’ancien monde a disparu : « […] Désormais, plus rien à voir, mais strictement plus rien […] » (Ligne 2). Le jeune officier d’infanterie le constate : « […] Il y a peu, cette contrée possédait encore des prairies, des forêts et des champs de blé. […] » (Lignes 2 & 3) et plus loin il ajoute « […] Littéralement pas un brin d’herbe, pas l’ombre du plus petit brin. Chaque millimètre du sol a été retourné encore et encore, les arbres sont arrachés, déchiquetés et pulvérisés comme sciure […] » (Lignes 3 & 4) La guerre totale, c’est la disparition totale de la nature. La guerre a remodelé le paysage : « […] les collines [ont été] déplacées […] » (Lignes 5 & 6). Ernst JÜNGER, engagé volontaire à 19 ans dès le début du conflit, plus jeune soldat à avoir reçu la croix « Pour le Mérite », la plus haute distinction militaire allemande, se complet dans l’énumération des destructions : c’est tout un monde industriel qui s’inflige ces destructions, ainsi « […] Les rails du chemin de fer [sont] tordus en spirales […] » (Ligne 5). Les verbes témoignent de la violence de la destruction : « […] déchiquetés et pulvérisés […] » (Ligne 4), « […] rasées […] » (Ligne 4) ou « […] broyées […] » (Ligne 5). Les conséquences pour les forces d’infanterie sont catastrophiques : « […] Et tout est rempli de morts qui sont à nouveau cent fois retournés et déchiquetés de plus belle. Des lignes entières de fantassins sont étendues devant les positions […] » (Lignes 7&8). Comment comprendre ce paysage apocalyptique ? La « […] bataille de la Somme […] » (Ligne 11) fut une des grandes batailles de la Première Guerre mondiale : initiée par le Corps Expéditionnaire Britannique sous les ordres du maréchal KITCHENER, analysée par John KEEGAN (Anatomie de la bataille., London, 1976 & Paris, 1993-2013), elle commence par une intense préparation d’artillerie de plusieurs jours (« […] des obus qui s’abattent continuellement […] », ligne 13) destinée à détruire les positions allemandes fortifiées. C’est la bataille classique de la guerre des tranchées. Mais les forces allemandes se sont repliées sur leurs deuxièmes lignes, se sont enterrées dans leurs blockhaus et ont attendu patiemment l’assaut anglais. Quand les forces britanniques dépassent les premières lignes allemandes elles sont fauchées par le barrage d’artillerie et les mitrailleuses intactes sur les deuxièmes lignes. C’est un massacre. 20 000 soldats anglais tombent chaque jour pendant plusieurs jours. Le Corps expéditionnaire est détruit : on dénombre 1 million de victimes dont 450 000 morts des deux côtés. La description de la guerre des tranchées que nous donne Ernst JÜNGER correspond donc d’abord à un épisode particulièrement traumatique de la guerre. Mais c’est aussi le paysage de toutes les grandes batailles : les offensives françaises de 1915 en Champagne, la bataille de Verdun (1916-1917) présentent les mêmes éléments de destruction et de mortalité extrêmes. Les armes modernes nées de l’industrialisation (Gaz de combat, canons à longue portée et à tir rapide, mitrailleuses, avions de bombardement, dès 1917 les tanks, et sur les mers la généralisation des sous-marins) permettent aux armées de détruire massivement le potentiel militaire ennemi. L’idéologie nationaliste et xénophobe d’avant guerre explique l’acharnement des combattants dès les premières batailles (Celle de la Marne fera un demi million de tués des deux côtés).
La guerre totale, qui mobilise totalement les sociétés belligérantes et leurs économies afin de détruire totalement le potentiel militaire ennemi, entraîne une augmentation de la violence, donnée et reçue, sur les champs de bataille : c’est la « brutalisation » des combattants (George MOSSE, De la grande guerre aux totalitarismes, la brutalisation des sociétés européennes, 1990). La mort rôde et hante le quotidien des soldats : contrairement à leurs aînés des guerres anciennes, qui quittaient la mort en quittant le champ de bataille, les soldats de la Première Guerre mondiale ne quittent pas la mort, car ils ne quittent plus le champ de bataille. Ernst JÜNGER décrit le spectacle des corps morts qui constituent le nouveau paysage qui l’entoure : « […] tout est rempli de morts […] » (Ligne 7), « […] Des lignes entières de fantassins sont étendues […] » (Lignes 7&8). Les corps morts semblent croître de manière démesurée : « […] morts qui s’entassent les uns sur les autres par couches […] » (Lignes 8&9). Entassés à l’air libre, les morts constituent le véritable humus des champs de bataille : « […] nous ne pouvons pas donner trois coups de bêche sans tomber sur un tronçon de cadavre. […] » (Lignes 9&10). Otto DIX, dans son triptyque avec prédelle La Guerre (Dresde., 1929-1932) témoigne d’une inversion étrange de la réalité : les morts saturent le paysage, les vivants sont enterrés dans leurs blockhaus sous la terre. Le voisinage permanent de la mort sous forme de menace (« […] sans même parler des obus qui s’abattent continuellement […] », ligne 13) ou de réalité (« […] Et tout est rempli de morts qui sont à nouveau cent fois retournés et déchiquetés de plus belle. Des lignes entières de fantassins sont étendues devant les positions […] », lignes 7&8) entraîne chez certains des troubles psychologiques qu’on appelle aujourd’hui « stress post-traumatique », et qui font l’objet de prise en charge médicale. Mais chez certains l’ultra violence permanente génère une accoutumance à la violence, voire un goût pour la violence : dans La main coupée, (de Blaise CENDRARS, Denoël, 1946) l’auteur rend compte de l’excitation générée par une opération de nettoyage d’une tranchée allemande. Ernst JÜNGER, du reste, est très complaisant dans ses descriptions, et pas une fois dans l’extrait il ne déplore les conséquences de la guerre industrielle sur les hommes. Sa description du paysage de la guerre lui inspire plus d’effets de plume pour les destructions matérielles que pour le carnage humain. Il admet par ailleurs que la guerre des tranchées ne permet aucune pitié : « […] A quoi bon, aussi, faire des prisonniers […] » (Ligne 15), feint-il de s’interroger. Plus loin il ajoute : « […] les ennemis blessés sont encore beaucoup plus encombrants […] », ligne 16), achevant de dépouiller les combattants de leurs derniers droits. Les conventions de Genève ont été pulvérisées (« […] il n’y a aucune pitié à attendre […] », ligne 14) en même temps que la nature d’avant guerre. C’est toute une époque, précisément la « Belle époque » (1896-1914), qui vient de disparaître. Nul trace d’amertume chez l’auteur, mais nul trace de haine non plus : tous les combattants sont logés à la même enseigne dans une guerre qui nivelle tous les hommes et fait disparaître les catégories morales, l’héroïsme ou les nationalités (« […] Chacun sait ici qu’il joue sa peau, et l’acharnement est terrible […] », ligne 14). Ainsi il déclare : « […] Même ses propres blessés, on ne peut les ramener […] » (Ligne 17) et explique « […] ils doivent attendre l’obscurité, étendus dans de méchants trous […] » (Ligne 18). De fait, la Première Guerre mondiale repousse les limites de l’horreur produit par la guerre : elle est, par exemple, le théâtre du génocide arménien (1915) perpétré dans l’Empire ottoman par le gouvernement « Jeunes Turcs ». Le génocide fait près d’un million et demi de morts, soit 66% de la population arménienne de l’Empire. Ses responsables seront jugés et pendus soit par les Soviétiques aux alentours de 1922, lors des derniers combats de la guerre civile en Russie, soit par l’administration turque de Mustapha KÉMAL Atatürk après 1922. En Europe, la brutalisation, marquée par l’assassinat des prisonniers ou les exécutions d’otages civils dans les territoires occupés, déborde de la guerre elle-même et contamine les sociétés de l’Entre-deux-guerres : en France les lois deviennent très répressives (Les avorteuses sont par exemple condamnées à la peine de mort), en Russie la guerre civile russe entre Bolchéviks et tsaristes se solde par des pogroms et fait office d’antichambre de la Shoah, en Allemagne et en Italie elle contamine la vie politique et entraîne l’arrivée au pouvoir de groupes paramilitaires violents comme les fasciste de Benito MUSSOLINI (1921-1922, Italie) ou le NSDAP d’Adolf HITLER (1933, Allemagne).
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Rapidement édité (Orages d’acier, 1920), Ernst JÜNGER incarne la séduction par la violence de toute une jeunesse européenne. Cet extrait de ses Carnets intimes en témoigne dans un style enlevé et brillant. Écrivain dérangeant, il ne reçu aucun prix prestigieux en Allemagne avant son extrême vieillesse, ses écrits semblant annoncer l’arrivée des Nazis au pouvoir avec leur culte de la force et de la cruauté, portées au paroxysme.
Document « Carnet de guerre d’un soldat-écrivain : Ernst JÜNGER dans la guerre (1914-1918). »
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28/8/1916 : « Tout a été transformé en désert »
1L’image de ce paysage est inoubliable pour celui qui l’a vu. Il y a peu, cette contrée possédait encore des prairies, des forêts et des champs de blé. Désormais, plus rien à voir, mais strictement plus rien. Littéralement pas un brin d’herbe, pas l’ombre du plus petit brin. Chaque millimètre du sol a été retourné encore et encore, les arbres sont arrachés, déchiquetés et pulvérisés comme sciure. Les maisons rasées par 5les obus, les pierres broyées en poussière. Les rails du chemin de fer tordus en spirales, les collines déplacées, bref, tout a été transformé en désert.
Et tout est rempli de morts qui sont à nouveau cent fois retournés et déchiquetés de plus belle. Des lignes entières de fantassins sont étendues devant les positions; notre chemin creux, rempli de morts qui s’entassent les uns sur les autres par couches. Devant, nous ne pouvons pas donner trois coups de bêche 10sans tomber sur un tronçon de cadavre. […]
L’un des plus grands dangers de la bataille de la Somme, c’est de s’égarer. Si le détachement dévie, il est généralement perdu, tant il y a de risques de tomber dans les bras des Anglais par les multiples failles du dispositif, sans même parler des obus qui s’abattent continuellement. Et si l’on tombe entre les mains de l’ennemi, il n’y a aucune pitié à attendre. Chacun sait ici qu’il joue sa peau, et l’acharnement est terrible. A 15quoi bon, aussi, faire des prisonniers qu’il faudrait ensuite traîner péniblement jusqu’à l’arrière sous le tir de barrage. Et les ennemis blessés sont encore beaucoup plus encombrants.
Même ses propres blessés, on ne peut les ramener à l’arrière qu’avec les pires difficultés et, s’ils sont blessés dans la journée, ils doivent attendre l’obscurité, étendus dans de méchants trous, avant d’être 19traînés à l’arrière en traversant le feu. […] »
Ernst JÜNGER, Carnets de guerre. 1914-1918, réédition en 2014
(Références complètes : Paris, Carnets de guerre 1914-1918, par Ernst Jünger, éditions successives en allemand de 1920 à 1975, remaniées par l’auteur lui-même, puis traduit de l’allemand par Julien Hervier, aux éditions Christian Bourgois Editeur, 576 pages, réédité en 2014.)