Analyse critique d’un document d’Histoire : l’expérience combattante dans une guerre totale.
Le document est un extrait des Carnets de guerre (1914-1918) écrits de 1914 à 1918 par Ernst JÜNGER, ancien combattant de l’infanterie allemande qui apprécia combattre et reçu la plus haute distinction de l’armée allemande. Son ouvrage le plus célèbre reste Orages d’acier, paru en 1921. Dans l’extrait, l’auteur relate la destruction d’un paysage et les tués lors d’une bataille de la Première Guerre mondiale (1914-1919). Nous nous demanderons donc comment ce texte illustre la singularité de l’expérience combattante pendant la Première Guerre mondiale. Nous aborderons en premier lieu, à travers ce texte et nos connaissances, la guerre et ses caractéristiques, puis en deuxième lieu son bilan effroyable, produit de sa singularité.
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La Première Guerre mondiale (1914-1919) commence comme une guerre balkanique par l’assassinat le 28 juin 1914 à Sarajevo de l’archiduc héritier de l’Empire d’Autriche et du Royaume de Hongrie, François-Ferdinand, tué par des terroristes serbes. La guerre devient européenne par le jeu des alliances (La « Triple alliance », composée du IIe Reich allemand, de la double monarchie austro-hongroise et de l’Empire ottoman, s’oppose à la « Triple Entente » de la France, de la Grande-Bretagne et de l’Empire russe). JÜNGER fait référence aux combattants anglais « […] Il y a des risques de tomber dans les bras des Anglais. […] » (Ligne 12). La guerre devient tardivement mondiale : le Japon d’abord, puis les États-Unis (1917) entrent en guerre. Cette guerre qui avait été conçue comme une guerre de mouvements devint vite (1915) après la bataille de la Marne (septembre 1914, alors que les troupes de renfort sont transportées par les nouveaux moyens automobiles) une guerre de tranchées, c’est le cas de la « Bataille de la Somme » (Ligne 11). L’aviation joue également un rôle stratégique. La guerre, devenue guerre de positions, voit les combattants s’affronter dans les « tranchées », (lacis de fortifications de terre plus ou moins sommaires). Pour vaincre il faut la mobilisation de la totalité des ressources humaines, matérielles et idéologiques des États, ce qui fait de la Première Guerre mondiale une guerre totale et cela explique aussi le bilan effroyable de ce conflit.
10 millions d’hommes sont morts, 10 autres ont été blessés, d’autres ont disparu, ont été mutilés, traumatisés… La Première Guerre mondiale a fait en sus de ses morts 23 millions de victimes. Les orphelins et les veuves de guerres, les mutilés lourds comme les « blessés de la face », se retrouvent à la charge des sociétés par ailleurs exsangues et ruinées. La grippe espagnole (1917-1919) fait 50 millions de morts dans une population européenne physiquement épuisée par les 5 années de guerre et de privations. Le poète Apollinaire, sous-lieutenant d’artillerie, est du nombre. Blessé à la tête, il meurt de la grippe avant la fin du conflit (1918). Chaque jour, 900 Français sont morts : sur les quatre années de combat, 1,5 millions de Français sont tués : autant en quatre ans que les guerres de la Révolution (1789-1799) et de l’Empire (1799-1815) en un quart de siècle ! Pour la première fois les victimes civiles sont aussi nombreuses que les combattants. Le génocide arménien perpétré dans l’Empire ottoman par le mouvement « Jeune-Turc » fait un million et demi de tués : les deux tiers de la population arménienne mondiale… Les soldats tombent par dizaines de milliers chaque jour lors des grandes batailles : 20 000 morts par jour sur la Somme dans la première semaine d’affrontement. Les bombardements d’artillerie lourde rasent des villes entières, comme Lens dans le quart Nord-Est de la France. Ernst JÜNGER le montre quand il déclare « […] L’image de ce paysage est inoubliable pour celui qui l’a vu […] » (Ligne 3) car « […] chaque millimètre du sol a été retourné encore et encore, les arbres sont arrachés, déchiquetés, pulvérisés comme sciure, des maisons rasées par les obus, les pierres broyées en poussière […] » (Ligne 6) et même « […] Des collines déplacées, bref, tout a été transformé en désert […] » (Ligne 7). Ce paragraphe fait référence au bilan matériel de la Première Guerre mondiale. Tandis que dans le deuxième paragraphe l’auteur fait référence au bilan humain : « […] Tout est rempli de morts qui sont à nouveau cent fois retournés et déchiquetés de plus belle […] » (Lignes 7 et suivantes) à tel point que « […] notre chemin creux, [est] rempli de morts qui s’entassent les uns sur les autres par couches. […] » (Ligne 8). C’est la brutalisation des combattants : l’accroissement de la violence subie et reçue. Elle rend l’expérience combattante de la Première Guerre mondiale singulière. Ernst JÜNGER souligne que « […] si l’on tombe entre les mains de l’ennemi il n’y a aucun pitié à attendre […] » (Lignes 14 et suivantes), ainsi « […] chacun sait ici qu’il joue sa peau. […] » (Ligne 14).
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La brutalisation est sans doute ce qui singularise l’expérience combattante dans la Première Guerre mondiale : l’accoutumance à la violence. Le bilan effroyable, produit de l’industrialisation, qui donne les moyens, et du nationalisme, qui donne une raison de tuer, explique aussi cette expérience combattante si singulière. La Première Guerre mondiale semble éclipser les autres guerres tant elle fut cruelle et meurtrière, à tel point qu’on qualifia la période précédente, pourtant elle aussi riche en guerres, ne serait-ce que coloniales, de « Belle Époque ». Par le détachement qu’il affecte devant ce spectacle d’horreur qu’il décrit complaisamment, Ernst JÜNGER témoigne dans son texte et par son style de la brutalisation des combattants et des sociétés générée par la Première Guerre mondiale (1914-1919).
© Bocar GAYE (2014)
Document « Carnet de guerre d’un soldat-écrivain : Ernst JÜNGER dans la guerre (1914-1918). »
« […]
28/8/1916 : « Tout a été transformé en désert »
1L’image de ce paysage est inoubliable pour celui qui l’a vu. Il y a peu, cette contrée possédait encore des prairies, des forêts et des champs de blé. Désormais, plus rien à voir, mais strictement plus rien. Littéralement pas un brin d’herbe, pas l’ombre du plus petit brin. Chaque millimètre du sol a été retourné encore et encore, les arbres sont arrachés, déchiquetés et pulvérisés comme sciure. Les maisons rasées par 5les obus, les pierres broyées en poussière. Les rails du chemin de fer tordus en spirales, les collines déplacées, bref, tout a été transformé en désert.
Et tout est rempli de morts qui sont à nouveau cent fois retournés et déchiquetés de plus belle. Des lignes entières de fantassins sont étendues devant les positions; notre chemin creux, rempli de morts qui s’entassent les uns sur les autres par couches. Devant, nous ne pouvons pas donner trois coups de bêche 10sans tomber sur un tronçon de cadavre. […]
L’un des plus grands dangers de la bataille de la Somme, c’est de s’égarer. Si le détachement dévie, il est généralement perdu, tant il y a de risques de tomber dans les bras des Anglais par les multiples failles du dispositif, sans même parler des obus qui s’abattent continuellement. Et si l’on tombe entre les mains de l’ennemi, il n’y a aucune pitié à attendre. Chacun sait ici qu’il joue sa peau, et l’acharnement est terrible. A 15quoi bon, aussi, faire des prisonniers qu’il faudrait ensuite traîner péniblement jusqu’à l’arrière sous le tir de barrage. Et les ennemis blessés sont encore beaucoup plus encombrants.
Même ses propres blessés, on ne peut les ramener à l’arrière qu’avec les pires difficultés et, s’ils sont blessés dans la journée, ils doivent attendre l’obscurité, étendus dans de méchants trous, avant d’être 19traînés à l’arrière en traversant le feu. […] »
Ernst JÜNGER, Carnets de guerre. 1914-1918, réédition en 2014
(Références complètes : Paris, Carnets de guerre 1914-1918, par Ernst Jünger, éditions successives en allemand de 1920 à 1975, remaniées par l’auteur lui-même, puis traduit de l’allemand par Julien Hervier, aux éditions Christian Bourgois Editeur, 576 pages, réédité en 2014.)