Cycles de conférences et de rencontres d’auteurs « La caravane du Livre »
Institut de France, Centre Culturel Franco-Nigérien (CCFN), Service de Coopération et d’Action Culturelle (SCAC), Ambassade de France, Niamey, Niger, Lycée Français La Fontaine, Niger
Niamey, le vendredi 8 janvier 2016 toute la journée, au Centre de Documentation et d’Information (CDI) du Lycée Français La Fontaine – NIGER
Le temps long de l’Afrique, par le docteur Jean-Joseph BOILLOT, professeur agrégé de Sciences Sociales, et le docteur Rahmane IDRISSA, Ph.D de Sciences Politiques
Vendredi 8 janvier 2016, les élèves de Première et de Terminale des lycées Jean de La Fontaine (Réseau de l’Agence pour l’Enseignement Français à l’Étranger, AEFE) et Énoch OLINGA (Lycée privé nigérien de programme français) ont reçu à l’initiative de Madame Félicité ZUNINO, enseignante-documentaliste du Lycée La Fontaine, et dans le cadre de la « caravane du livre » deux auteurs présentés par la Maison du Livre de Niamey.
Jean-Joseph BOILLOT, professeur agrégé de Sciences Sociales et docteur en économie, et Rahmane IDRISSA, Ph. D (Université d’État de Floride), docteur en Sciences Politiques, venaient présenter leur dernier ouvrage, L’Afrique pour les nuls (2015). La collection « Pour les nuls… » propose de mettre à la disposition du grand public sous forme très accessible un savoir d’experts reconnus. Le succès du livre L’Afrique pour les nuls, lancé en octobre et dont la venue au Niger des deux auteurs marque le lancement africain témoigne auprès du public francophone d’un désir d’information sur la géopolitique et le temps long de l’Afrique. Si sur l’histoire de France, on peut aisément trouver plus de 6 millions de références auprès des libraires, on n’en compte que 60 000 pour les ouvrages qui traitent de l’Histoire de l’Afrique.
Jean-Joseph BOILLOT (Naissance à Tours, 1956) est économiste de formation. S’il confesse pendant ses années de lycée plus de passion pour le sport et la lecture que pour les études, il devient un élève studieux en Terminale. Étudiant-salarié tout au long de son cursus universitaire, cet enracinement précoce dans le monde du travail lui donne un sens du concret et un pragmatisme qui marque sa carrière d’enseignant-chercheur et ensuite de diplomate. Agrégé de Sciences Sociales, il enseigne d’abord à l’École Normale Supérieure de Cachan, et rédige sa thèse (1989) sur les modèles comparés de développement indien et chinois.
Il entre ensuite dans la diplomatie économique, chargé de prospective et d’analyse économique d’abord à Prague lors des « Révolutions de velours » et de la chute du « Mur de Berlin » (1989) qui voit la réunification allemande (1990) puis à Moscou (1991) où il est chargé d’analyser les conséquences économiques et sociales de l’effondrement de l’Union des Républiques Socialistes Soviétiques (URSS, 25 décembre 1991). Chargé de l’analyse de la zone Asie du Sud il étudie les conséquences de la crise asiatique (1997) dans une région qui s’étend de l’Afghanistan au Nord aux Maldives au Sud. En 2006 il quitte la diplomatie et s’engage dans l’écriture : on lui doit notamment Chindiafrique (2013). En parallèle, il travaille comme expert en prospective économique pour des Firmes Transnationales (FTN) demandeuses d’analyses indépendantes et de solutions pragmatiques pour leur déploiement à l’international.
Rahmane IDRISSA présente le même parcours d’excellence. Né à Magaria (NIGER), il grandit à Tillabéri, passe ses années de lycée à Maradi puis à Zinder. Après l’année blanche de 1990, il passe son baccalauréat à Maradi (1991) et obtient une bourse d’étude pour Dakar où il s’inscrit en Droit (1992-1993) avant de bifurquer vers la Philosophie, sa passion première. Titulaire d’une Maîtrise en Philosophie, il intègre un programme de spécialisation (DEA) en Sciences Politiques dont il sort major (1998). Bénéficiaire d’une bourse d’étude de la Fondation FULLBRIGHT, il s’inscrit à l’Université d’État du Kansas (Master sur la démocratisation de la vie politique en Afrique) puis à l’Université d’État de Floride où il devient docteur en soutenant une thèse sur la démocratisation de l’Islam politique.
Il obtient alors une bourse d’étude postdoctorale qui le conduit d’abord à Oxford (2011, Grande-Bretagne) puis à l’Université de Princeton (États-Unis) où il poursuit des travaux de recherche sur l’intégration sous-régionale et régionale en Afrique de l’Ouest. Il anime en parallèle un séminaire de recherche, devenu Think tank, sur les transformations économiques et sociales et leur impact sur la gouvernance. Le rôle d’un Think Tank c’est bien sûr d’abord de produire du savoir, mais de mettre ce savoir au service de la prise de décision politique. Une des missions des intellectuels, par ailleurs.
Au gré des questions des élèves tout au long de la journée, les deux auteurs ont abordé les principaux thèmes qui traversent une approche géopolitique et géohistorique de l’Afrique. Les premières questions ont porté sur la responsabilité du sous-développement. Le Niger par exemple est-il responsable de son sous-développement ? De son origine répondent les deux auteurs, certainement pas. Une partie du sous-développement de l’Afrique est héritée, pas seulement de la colonisation mais en partie de la colonisation.
En revanche les pays d’Afrique, et leurs États au premier chef, sont responsables des politiques mises en œuvre pour s’extraire du sous-développement et des réussites ou des échecs de ces politiques. Par ailleurs la notion de développement ne se résume pas à des niveaux de richesses, même moyens. Depuis Armatya SEN le développement est conçu comme l’acquisition de capacités individuelles. C’est ce qu’on appelle la dimension holistique du développement. Capacité à penser par soi-même, à se mouvoir librement, à être responsable de sa vie à condition de pouvoir disposer des basic needs, la satisfaction des besoins primaires. Même si par de nombreux aspects les sociétés asiatiques accordent une grande place à la communauté et au groupe, elles laissent une marge d’autonomie importante à l’individu, seul responsables de la totalité de ses actes. Cette philosophie guide la conception qu’Amartya SEN, un des concepteurs de l’Indice de Développement Humain (IDH), a du développement économique, social et politique.
La question de la colonisation est évidemment en toile de fond : si la colonisation a pu avoir dans certains domaines une influence positive sur le destin africain, en matières de questions économiques son bilan est très négatif, et pas seulement par suite d’une volonté de nuire des colonisateurs mais parce que dans un système économique impérial, les intérêts des colonies sont subordonnées à ceux de la métropole. Le sous-développement industriel en est un des témoins flagrants.
Mais en matière politique, la perte d’autonomie des sujets colonisés a pesé lourd également. Si le développement se conçoit comme une somme de capacités qui permettent la liberté, la colonisation est l’antithèse du développement : subordination juridique, intérêts de toutes natures subordonnés, perte d’autonomie politique et sociale, intentions parfois louables du colonisateur et de sa métropole mais souvent mal orientées faute de connaissance précise des subtilités du terrain…
Quels sont les objectifs poursuivis par ce livre ? S’agit-il par exemple de vouloir changer les mentalités ? Dans une certaine mesure seulement. Le livre véhicule une somme d’information mais aussi un message : lutter à la fois contre l’afro-pessimisme, mais aussi comme un afro optimisme béat qui nierait les défis que l’Afrique en pré-émergence va devoir relever. Il n’y a pas sur le papier de différences radicales entre les potentialités et les défis en Chine et en Inde d’une part et l’Afrique d’autre part. Mais les défis en Afrique sont nombreux, dont le premier d’entre eux qui est la régulation de la violence.
La comparaison entre l’Inde et la Chine, en Asie, et l’Afrique, les deux premiers étant des pays et le troisième un continent peut évidemment surprendre. C’est oublier d’une part que l’Inde et la Chine par l’étendue de leur territoire et la masse de leur population sont de véritables sous-continents, mais c’est oublier aussi que ces deux pays asiatiques sont aussi de véritables mosaïques culturelles, religieuses et linguistiques, à laquelle la diversité de l’Afrique en la matière n’a rien à envier.
Le livre invite en plongeant l’étude dans le temps long à embrasser une perspective de très long terme : que sera le Niger dans 100 ans ? Ni enfer, ni paradis, mais la somme de nos actes, de leurs réussites, de leurs échecs et de toutes leurs conséquences. Que fera-t-on avec un continent africain à 4 milliards d’habitants ? Quels dangers et quelles potentialités recouvre la croissance démographique et la jeunesse du continent africain ?
Le livre rejoint une des antiennes fondamentales des sciences sociales : plus on connaît, mieux on comprend. Ainsi la compréhension de la diversité des arts et des histoires prend une place égale que la connaissance de la diversité des sols ou des dynamiques des marchés si on veut tracer des perspectives centenaires. Et la définition des défis d’avenir, c’est une des composantes majeures du métier d’expert.
Que dire des potentialités de l’Afrique sur une perspective centennale ? En comparaison avec le rôle et les dynamiques de l’Inde et de la Chine – véritables laboratoires d’humanité – sur les derniers 75 ans écoulés (Indépendance de l’Inde en 1947 il y a 69 ans et de la Chine en 1949 il y a 67 ans), ces deux pays apparaissant par ailleurs comme le Ying et le Yang de la croissance en Asie, l’Afrique ne recèle aucune incompatibilité avec la croissance économique et le développement.
Peut-on imaginer une nouvelle Triade formée par l’Inde, la Chine et l’Afrique ? Dans un certain sens. Les décennies 1980-2000 ont été celles de la Chine et de ses fortes croissances (+10% de croissance du PIB/an en moyenne). Les décennies 2000-2020 seront sans doute celles de l’Inde, dont la croissance est actuellement la seule en Asie à résister à la morosité mondiale. Mais il s’agit comme pour la Chine les années précédentes d’un effet de rattrapage. On peut imaginer sans peine que les décennies 2020-2040 voient l’émergence de l’Afrique. Actuellement, au rythme des matières premières, l’Afrique connaît de fortes croissances. Mais elles sont encore heurtées comme en témoigne la croissance modeste en période de baisse des cours du baril de pétrole et des matières premières minières. Pour assurer un développement durable, il faut de fortes croissances : avec une croissance démographique de +3%/an, et dans la perspective de dégager de la Valeur Ajoutée destinée aux investissements et non à la redistribution des revenus, une croissance inférieure à 7% ne peut permettre d’assurer le développement, surtout si les rythmes sont aussi sujets aux effets de conjonctures.
La position géographique entre les BRICS fait de l’Afrique une plaque tournante idéale pour les interconnexions de toutes natures, très fortes dans un marché mondialisé. L’extraction de la Chine du Tiers-Monde vers la Triade en moins de cinquante ans montre que les fortes croissances, y compris démographiques, assurent un développement spectaculaire. Déjà en 2015 275 millions de téléphones mobiles se sont vendus en Afrique. Ce qui en fait un marché majeur à l’échelle mondiale pour la téléphonie.
Mais le développement repose aussi sur la capacité des États à ordonner et à agir. Une capacité largement démontrée en Chine et en Inde, plus fragile en Afrique où les États ont été matraqués par les Plans d’Ajustement Structurels (PAS) dans les années 1980’ et 1990’. Ce n’est donc pas tant la question de la démocratisation de la société en Afrique qui est en jeux dans l’analyse des freins récents au développement que la question de la puissance des États : la question du régime est moins importante que la question des institutions. La question de la nature du régime étant par ailleurs moins importante que celle de la qualité des classes politiques chargées de piloter les régimes plus ou moins démocratiques.
Il y a pour reprendre la terminologie anglo-saxonne un indéniable problème de leadership en Afrique. Mais la question du leadership ne doit pas masquer la nécessité de redonner aux États une légitimité, c’est-à-dire une crédibilité qui ne peut que reposer sur des réussites et donc des moyens économiques pour financer des politiques publiques. Cela peut-il se faire dans un contexte de mondialisation libérale orthodoxe ? C’est peut probable…
On affirme souvent que la démocratisation en Afrique s’est amorcée avec les politiques mises en place par les anciennes métropoles après le discours de La Baule. C’est oublier que depuis 1945 les populations africaines sont engagées dans des luttes politiques pour l’obtention de droits de citoyens. Cela s’est fait d’abord au sein des empires (1945-1960 pour le cas de l’empire colonial français) puis au sein des États indépendants. Or les indépendances africaines sont très tardives : 1960 pour le cas des colonies francophones (soit 55 ans, à peine un demi siècle !), mais seulement une décennie plus tard pour les colonies anglophones quand ce n’est pas dans les années 1980’ pour l’Afrique australe (soit 35 ans) voire 1994 pour l’Afrique du Sud (Soit 22 ans)… On ne démonte pas l’appareillage colonial et le legs colonial en 20 ans, ni en 50 ans, même si la colonisation de l’Afrique par les empires européens, d’une durée extrêmement variable, ne représente qu’un temps ultra court de l’Histoire moderne de l’Afrique.
Non seulement les indépendances sont tardives, mais elles ont abouti souvent à une confiscation de la démocratie, troquant alors la souveraineté contre la citoyenneté. La nécessité invoquée d’agir vite lors des indépendances afin de bâtir dans l’urgence ce que la colonisation n’avait pas réalisé a servi de justification pour mettre en place des régimes autoritaires, totalitaires parfois.
Ensuite, rappelons que les démocraties nouvelles des années 1990’ se sont mises en place alors que les PAS donnaient à plein leurs effets délétères sur les capacités à agir des États, et que les cours des matières premières s’étaient effondrés depuis le milieu des années 1980’, privant d’autant les régimes des ressources nécessaires pour entreprendre.
La question de la culture en Afrique est souvent évoquée pour expliquer les retards de développement économique : quel sort faire à cette affirmation ? Y-a-t-il un lien entre culture et développement ? Le développement procède en effet d’une adéquation entre des normes sociales et les mutations des systèmes politique et économiques. IL doit y avoir un équilibre entre la culture (expression de l’inconscient collectif), le politique (L’État et ses administrations) et enfin l’économie et ses institutions. Il a fallu 40 ans à l’Inde et à la Chine pour trouver un équilibre, qui, comme tous les équilibres, reste précaire et sans cesse à rétablir.
Les inégalités sociales restent une des questions les plus sensibles concernant l’équilibrage de la croissance économique et du développement social, entre l’accroissement des droits individuels et la préservation des droits collectifs. L’augmentation des inégalités relatives est un fait : elles sont souvent le témoignage d’une forte croissance et ne sont pas nécessairement un mauvais signe. Mais si elles s’exacerbent elles deviendront vite comme c’est le cas en Chine un frein important au développement.
La question des classes moyennes est aussi une des inconnues actuelles sur la nature et la réalité du développement en Afrique. Contrairement à l’Amérique latine où les politiques de la fin du XIXe siècle et du XXe siècle avait privilégié les classes moyennes, la politique en Chine a surtout consisté à extraire de la grande pauvreté une masse d’habitants. L’exemple sud-américain permet de rappeler que dans certaines circonstances les classes moyennes agissent comme un frein au développement : restreignant le marché, envieuses des élites économiques et méfiantes à l’égard des classes populaires (« Classes laborieuses, classes dangereuses »), détestant la compétition économique, elles sont vite tentées par les régimes forts, voire les régimes d’exception. Les classes moyennes si elles sont les moteurs de la consommation ne sont pas forcément les moteurs du développement.
Propos synthétisés par Erwan BERTHO (2016, dernière révision 2018)
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Conférences Le temps long de l’Afrique
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