« Le discours de Phnom Penh, CAMBODGE (1er septembre 1966). »
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Le document intitulé « Le discours de Phnom Penh, Cambodge (1er septembre 1966) » est un extrait du discours prononcé dans la capitale cambodgienne aux côtés du prince-président Norodom Sihanouk par le président de la République française, le général de Gaulle. Le général de Gaulle expose ici son opposition à l’engagement américain au Vietnam et brosse à grands traits les éléments de sa politique étrangère.
Ce 1er septembre 1966, quand il prononce son discours resté célèbre, le général de Gaulle n’a plus rien à prouver. Mondialement connu, il apparaît comme un des derniers acteurs de la Seconde Guerre mondiale (Staline, Churchill et Roosevelt sont morts). Incarnation vivante de la Résistance française au régime de Vichy (et sa collaboration d’État avec les nazis) comme du relèvement de la France, il est en 1966 l’homme providentiel qui vient de restaurer une deuxième fois l’État en bâtissant la Ve République (1958), rempart de la démocratie contre les coups d’États militaires (1961), adoubé par les urnes lors des scrutins présidentiels (1958 et 1965) dont le dernier au suffrage universel direct vient de lui conférer la légitimité ultime. Il apparaît aussi comme l’un des pères des indépendances (Afriques francophones, 1960, Algérie des accords d’Évian, 1962). La France des « Trente glorieuses » (Jean Fourastié, Les « Trente Glorieuses » ou la révolution silencieuse, Fayard, 1979) connait une croissance économique et démographique inouïe qui vient appuyer l’œuvre gaullienne par excellence : restaurer la grandeur internationale de la France. Cela passe d’abord par l’Europe des États et plus particulièrement par le resserrement des relations franco-allemandes. Cela passe aussi par la dissuasion nucléaire. Cela passe ensuite par une confrontation avec les Etats-Unis. La France vient de reconnaître diplomatiquement la République Populaire de Chine de Mao, alors en pleine crise économique et sociale. Les relations internationales sont troublées. La Guerre Froide (1947-1991) semblait avec la « Coexistence pacifique » prônée par Khrouchtchev (1956) et la « Détente » (Brejnev) avoir marqué le pas Mais les incidents internationaux se sont multipliés : crise des missiles de Cuba (1962), subversion communiste au Sud Vietnam depuis le début des années soixante. Alors que les États-Unis viennent de perdre le président Kennedy (1963) dans un attentat (Dallas) et que la bataille pour les droits civiques fait rage sur leur sol, la France s’exprime de plus en plus ouvertement à l’encontre des intérêts américains (sortie du commandement intégré de l’OTAN). Certes le général de Gaulle à des comptes personnels à régler avec les Américains : Roosevelt le haïssait et les États-Unis lui préférèrent longtemps Pétain, puis Giraud avant de vouloir mettre la France sous administration militaire à la Libération (Amgot). Mais les considérations personnelles pesèrent peu dans la définition de la politique gaullienne. De plus Johnson (1963-1968) est un admirateur du président français. Or ce discours apparaît comme un véritable coup de poignard dans le dos des États-Unis.
En analysant les éléments centraux de la politique étrangère du général de Gaulle exposés dans ce discours nous mettrons en lumière les grandes lignes de conduite d’une « puissance moyenne » (Valéry Giscard d’Estaing) dans un contexte de « Guerre Froide ».
Le général de Gaulle fait directement ou indirectement référence à trois conflits. Le premier c’est bien évidemment celui en cours au Vietnam (1962/1965-1975) voisin. Le second c’est la guerre d’Algérie dont le général de Gaulle parle d’autant plus facilement qu’il y a mis un terme (Accords d’Évian, 19 mars 1962). Et le troisième c’est la Guerre d’Indochine (1946-1954), guerre qui a commencé alors que le général de Gaulle avait quitté la vie politique et qui marquait l’abandon de « sa » politique indochinoise. Qui avait consisté dans un premier temps à traiter avec le Vietminh de Ho-Chi-Minh. (Accords Leclerc – Sainteny). Ces trois conflits sont comparables en bien des points. Et d’abord parce que ce sont des conflits de décolonisation pris ensuite dans les logiques de la Guerre Froide (1947-1991). Pour cette raison la comparaison du général de Gaulle, même si elle n’est pas innocente, n’est pas infondée.
En effet la guerre du Vietnam est le prolongement de la guerre d’Indochine. Cette dernière commence en 1946 par le bombardement par la marine française de la ville de Haiphong, au Tonkin (Nord Vietnam) avant port de Hanoï. Ce bombardement met fin aux accords Ho-Chi-Minh Leclerc. La guerre qui commence alors est une guerre de partisans. Les combattants vietminh ont leurs bases-arrières en République Populaire de Chine (prise de Pékin, 1949) et mènent une guerre de harcèlement contre le Corps Expéditionnaire Français en Extrême Orient (CEFEO). Commencée comme une guerre de décolonisation (Vietminh de Ho-Chi-Minh réclamant l’indépendance contre l’armée française) cette guerre se mue en guerre périphérique de la Guerre froide : Chinois communistes et Soviétiques appuyant l’effort de guerre vietminh tandis que les Américains, critiquant tout de même la guerre coloniale, fournissent bon grès mal grès des armes et du matériel à la France coloniale. Après 10 ans d’une guerre harassante les Français sont vaincus lors de la Bataille de Dien Bien Phu par le général vietnamien Giap.
Les accords de Genève négociés par Pierre Mendès France (1954) consacrent l’indépendance du Laos, du Cambodge et de deux Vietnam, l’un communiste (Capitale Hanoï) au Nord du 17e parallèle et l’autre pro-américain au Sud (Capitale Saigon en Cochinchine). Le Vietminh orchestre la déstabilisation du Sud-Vietnam en y infiltrant des éléments de l’Armée Révolutionnaire Nationale du Vietnam (ARNV) et en soutenant les maquis communistes (Viêt-Cong) au Sud. Kennedy (1960) hérite d’Eisenhower d’un allié corrompu et fragile et d’une théorie géopolitique. La théorie des dominos veut que les Etats-Unis bloquent l’infiltration nord vietnamienne sous peine de voir le communisme se propager ensuite à tous les voisins (Dont Singapour si stratégique pour le ravitaillement des alliés américains comme Taïwan, la Corée du Sud et le Japon.). La théorie n’est pas dénuée de fondements cartographiques et chronologiques : après la chute de la Chine nationaliste de Chang Kai Tchek (1949) a éclaté la guerre de Corée (1950-1953) puis le Nord Vietnam (1954) et le Laos sont devenus communistes. Kennedy décrète donc l’envoi de conseillers militaires (1962) et Johnson envoie un corps expéditionnaire sous les ordres du général Westmorland (1965). C’est donc la guerre, l’engrenage qui, selon de Gaulle, emmènera les Américains au même bourbier et au même échec que la France. Or dit-il, la puissance militaire ne règle pas les conflits modernes qui sont des guerres révolutionnaires. La France en Algérie avait bien gagné sur le terrain, elle a été contrainte d’y faire la paix quand même.
Ce que le général de Gaulle ne dit pas c’est qu’il y a une différence radicale entre les guerres d’Indochine et d’Algérie, d’une part, et celle du Vietnam, d’autre part. La France était à chaque fois la puissance coloniale et elle se battait pour y maintenir des intérêts économiques et humains (Populations des Pieds Noirs d’Algérie, soit 1 million de personnes). Tandis que les États-Unis viennent en aide à un allié fragilisé par les menées d’une puissance étrangère, elle-même appuyée par ses alliés (URSS et RPC). La situation n’est donc pas la même. Il fait donc l’amalgame entre les conflits afin de montrer que les États-Unis poursuivent au Vietnam une guerre de type colonial, sous entendant par là que les Américains, hier donneurs de leçon, sont pris là à leur propre jeu et ne sont finalement pas meilleurs que les vieilles puissances coloniales dont ils ont si souvent contrecarré les plans (Suez, 1956). Amalgame tendancieux mais nécessaire car le général de Gaulle est en position paradoxale. En effet il prononce ce discours dans une ancienne colonie, colonie devenue indépendante du fait de la défaite militaire de la France : et c’est dans ce pays qu’il doit poser la nouvelle doctrine diplomatique de la France, faite du refus de l’extension du communisme mais aussi de la domination inconditionnelle des États-Unis. Pour cela il doit montrer que les Américains ne mènent pas au Vietnam une autre guerre que celle que la France y menait dix ans auparavant. Et puisque les Américains sont à leur tour aveuglés par le mirage de la force, c’est à la France, hier vaincue mais ramenée à la raison, de leur montrer la voie droite.
Plus grave cependant est l’accusation du général de Gaulle faisant des États-Unis des fauteurs de guerre. Ainsi dit-il le Cambodge, pays voisin du Laos communiste et du Sud-Vietnam en guerre, est menacé par ce conflit. En effet les pistes de ravitaillement Viêt-Cong passent par le Laos et le Cambodge. Les Américains souhaiteraient bien évidemment que le Cambodge les rejoigne. Cela leur permettrait de pousser les opérations militaires au Nord Vietnam en contournant la ligne de front tout en coupant le Viêt-Cong de ses approvisionnements. Le général de Gaulle dénonce cette contagion de la guerre sous couvert de lutte contre la contagion communiste. Étrange comportement de la part d’un allié…
La « Détente » (1965), prolongation par Brejnev et Johnson (1963-1968) de la « Coexistence pacifique » prônée par Khrouchtchev (1956) est marquée par une normalisation diplomatique des relations entre les deux supers grands. Mais elle est marquée aussi par une émancipation relative des alliés respectifs des États-Unis et de l’URSS.
A l’Est cette émancipation s’est caractérisée par le printemps de Prague pendant lequel Dubcek a tenté de mettre en place « un socialisme à visage humain », tentative écrasée dans le sang. A l’Ouest cette détente se caractérise par une émancipation plus nette des Européens à l’égard des Américains. L’Allemagne de Willy Brandt par exemple expérimente une Ostpolitik (politique vers l’Est) qui conduit la RFA a normaliser ses relations avec les États d’Europe orientale. C’est la reconnaissance mutuelle de la RFA et de la RDA qui leur permet d’entrer à l’ONU. C’est le voyage de Willy Brandt en Pologne. La France elle conduit une politique encore plus autonome. Le général de Gaulle qui a « une certaine idée de la France » dote la France de l’arme nucléaire et construit la doctrine nucléaire de la France dite « réponse du faible au fort » (Missiles balistiques du plateau d’Albion, sous-marins nucléaires d’attaque et Sous-marins Nucléaires Lanceurs d’Engins SNLE, avions Mirage IV etc.). Il ordonne la sortie de la France du commandement intégré de l’OTAN qui mettait les armées françaises sous commandement militaire américain en cas de guerre en Europe. Il demande enfin le rapatriement des stocks d’or français des États-Unis. Cette politique de mauvaise humeur de la France à l’égard des Américains s’accompagne d’une politique étrangère autonome qui cherche à faire de la France une puissance diplomatique médiatrice entre les deux grands. La France reconnaît la République Populaire de Chine et reçoit des hôtes de l’Est (comme les Ceausescu de Roumanie invité à Paris). Par ailleurs le général de Gaulle entreprend une série de voyages dans les pays du Sud (Cambodge, Mexique) dans lesquels il fait entendre la voix de la France, voix du refus de la bipolarisation.
Ces politiques, pour irritantes qu’elles soient pour les États-Unis n’en sont pas moins inoffensives. Car jamais le rôle directeur des Américains dans l’organisation de l’espace mondial n’est remis en question. Le général de Gaulle à Phnom-Penh ne conteste pas la prééminence des États-Unis dans les affaires du monde. La France est turbulente mais elle reste un allié de l’Amérique.
Dans une certaine mesure cette « amitié vraie » de la France pour les États-Unis, amitié qui la conduit parfois en cas d’errements de l’Amérique à la rappeler aux réalités du monde, se retrouve dans la teneur du discours de Dominique de Villepin, alors ministre des Affaires étrangères du président Jacques Chirac, en 2004, à l’ONU. Dans ce discours la France refusait l’intervention militaire en Irak, jugée hasardeuse et infondée mais réclamée par l’Amérique. La France renouait alors avec la politique gaullienne de soutien éclairé et raisonné aux Américains.
Les relations internationales depuis 1945 sont marquées par deux dynamiques contradictoires : l’émergence du Tiers-monde et partant de nouvelles puissances au Sud, dont l’Iran ou la Chine par exemple. Et la « Guerre Froide » (1947-1991) qui a entraîné pendant un demi-siècle la bipolarisation du monde. Ces deux logiques sont contradictoires parce si la Guerre froide accoucha d’un monde bipolaire puis depuis 1991 un monde sous imperium americana, les décolonisations ont accouché au contraire d’un monde multipolaire. La guerre du Vietnam (1962-1975) occupe dans ses deux dynamiques une place centrale.
Quand la guerre du Vietnam commence (1962) les États-Unis sont au faîte de leur puissance. Elle va servir de révélateur de leur faiblesse. La décennie qui court du premier envoi de conseillers militaires américains au Vietnam aux premiers pourparlers entre les États-Unis et le Vietminh (1972) est marquée par la domination culturelle, économique et politique des États-Unis. C’est l’époque de l’American Dream. Le rêve américain. Mais l’effort de guerre est coûteux et ruine progressivement les États-Unis. La guerre est impopulaire aux États-Unis même où la jeunesse enrôlée est celle qui n’a pas droit aux études supérieures, c’est-à-dire en majorité les ruraux blancs pauvres et les minorités ethniques, souvent les noirs. Les riches eux font la guerre dans la Garde Nationale, c’est-à-dire qu’ils restent chez eux ! Mais la guerre est impopulaire aussi dans les pays occidentaux où la jeunesse suit les appels du Che Guevara à multiplier les Vietnam dans le monde. La guerre enfin est impopulaire dans les pays du Sud (Immolations de bonzes) qui y voient la mainmise de l’Occident sur leurs indépendances, fictives donc. Les manifestations contre la guerre du Vietnam très médiatisées par la télévision naissante se doublent des reportages sur les crimes de guerre américains : forêts défoliées, village brûlés, parfois martyrisés. Pour la première fois de leur histoire les États-Unis ne sont pas le camp du « Bien ». Les Américains eux-mêmes doutent de leur modèle. Cela entraîne une dégradation de l’image des États-Unis qui diminue leur capacité d’agir. Nixon doit y mettre fin. S’il croit camoufler cette défaite en reconnaissant la République Populaire de Chine (Visite à Pékin, 1972) et donc en jouant la carte de la RPC contre l’URSS, les images calamiteuses de l’évacuation catastrophique de l’ambassade américaine de Saigon (1975) achèvent de noyer les États-Unis dans la honte de la défaite. Le déclin américain est économique (Suspension de la livre convertibilité de l’or en dollar, 1972) et moral (Nixon démissionne suite à l’affaire du Watergate 1974).
Comme le prédisait le général de Gaulle, la guerre du Vietnam a eu des effets déstabilisateurs forts. Le Cambodge prit malgré lui dans la tourmente tombe sous les assauts répétés des Khmers rouges (1975) financés par la Chine puis est envahit par le Vietnam (1979) lui-même assailli par la Chine (1979-1980) qui veut protéger ses alliés khmers. Ces turbulences géopolitiques masquent ce que Huntington appelle « la revanche de Dieu ». L’islamisme progresse dans le monde musulman : la mosquée de La Mecque est prise d’assaut par des djihadistes (1979) alors que l’Iran devient une théocratie (1979-1980) et que les Afghans islamistes entrent en guérilla contre l’URSS (1979-1986).
La guerre du Vietnam n’a donc pas seulement été une défaite militaire et morale des États-Unis mais bien celle de l’Occident (capitaliste ou communiste) et la fin de sa mainmise sur le monde qui, dès lors, amorce sa multi polarisation.