BIBLIOTHÈQUE VIRTUELLE – FICHES DE LECTURE Élie COHEN, Crise ou changement de modèle ? , Paris, 2013

BIBLIOTHÈQUE VIRTUELLE – FICHES DE LECTURE

Élie COHEN, Crise ou changement de modèle ? , Paris, 2013

« La fin de la « Grande Explication »… »

FICHE TECHNIQUE

COHEN (Élie), Crise ou changement de modèle ?, 2013, Paris, aux éditions La documentation française, collection « Doc en poche – Place au débat », 208 pages, ISBN 978-2110094360

L’AUTEUR

Élie COHEN, économiste et directeur de recherches au Centre National de la Recherche Scientifique (CNRS), est un enseignant-chercheur libéral politique engagé au centre-gauche de l’échiquier politique français. Diplômé de l’Institut d’Études Politiques (IEP) de Paris (Sciences Po Paris), et de l’Université de Paris-Dauphine, il enseigne notamment à l’École Normale Supérieure (ENS), l’École Nationale d’Administration (ENA), à Paris-Dauphine et à Harvard. Chercheur au Centre de recherches politiques de Sciences Po (Ex- Centre d’Étude de la Vie Politique Française, CEVIPOF, Fondation Nationale des Sciences Politiques, IEP de Paris), il a été jusqu’en 2012 membre du Conseil d’Analyse Économique (CAE) et à ce titre à cosigné avec Philippe AGHION et Jean PISANI-FERRY le rapport intitulé Politique économique et croissance en Europe nettement engagé en faveur de la libéralisation des marchés financiers dont il estime qu’ils sont le moteur principal de la croissance économique en Europe.

LE LIVRE

Elie Cohen entend mettre de l’ordre dans le vocabulaire et les schémas interprétatifs qui essayent d’expliquer la période de crise que nous connaissons depuis 2007. Il est selon lui important de se défaire de la « Grande Explication » qui voudrait que nous vivons une crise rampante depuis la fin des Trente Glorieuses. Pour cela il propose son analyse des mécanismes économiques et financiers, de leurs disfonctionnements mais aussi de leurs transformations.

Plan de l’ouvrage : un premier chapitre qui retrace les séquences de crise que le monde a connu depuis 1974 et met en lumière les différents discours qu’elles ont suscités ; un deuxième chapitre consacré aux mécanismes de la crise qui a commencé en 2007 et dont nous vivons encore les effets ; un troisième chapitre qui analyse les tentatives de corrections des déséquilibres du système financier et de relance de la croissance ; un quatrième chapitre qui s’intéresse particulièrement à la France ; un cinquième chapitre qui propose quelques réflexions au sujet du changement de modèle de développement et de l’organisation économique.

Chapitre 1 : une crise permanente ?

Depuis 1970 : 1971 fin de la convertibilité or-dollar (BrettonWoods) et crise des taux de change des monnaies ; 1973 et 1979 chocs pétroliers, augmentation du prix du baril et augmentation des prix (inflation) ; 1980’ crise de la dette des pays d’Amérique latine (1982 Mexique) ; krach boursier de 1987 ; 1994-1995 rebond de la crise mexicaine ; 1997-1998 crise dans la balance des paiements dans les pays asiatiques ; 1998-2002 crise de la dette au Brésil, en Russie, en Turquie ; 1998 crise du hedgefund LTCM ; 2001-2002 éclatement de la bulle internet et krach de la nouvelle économie ; faillite d’Enron alors que les sociétés d’audit avaient validé ses comptes ; 2007 crise des subprimes, 2009 crise de l’euro.

40 années de crises entrecoupées de périodes de stabilité sur fond de transformation radicale du monde : système de production mondialisé (division du travail et pays émergents) ; augmentation de la consommation d’énergie et questions liées à la diminution des énergies fossiles et de la pollution ; progrès technique (internet) ; financiarisation de l’économie. Ces quatre grands domaines sont imbriqués et participent à la construction du système économique contemporain, tout disfonctionnement d’un pan (sectoriel ou localisé) du système a d’importantes répercussions.

 

Chapitre 2 : depuis 2007, une crise systémique ?

Succession de différentes crises localisées et dysfonctionnement du système économique global :

–          Crise des subprimes aux USA, chute des liquidités pour les établissements qui avaient investis dans les subprimes, cession d’actifs, faillites bancaires, effondrement des marchés financiers internationaux.

–          Brusque effondrement de tous les secteurs liés au crédit et contraction du commerce international (vers une crise économique et ralentissement de l’activité des pays industrialisés dépendant du commerce).

–          En s’intéressant aux capacités de financement des Etats européens on découvre les problèmes liées aux dettes souveraines.

–          Les craintes suscitées par ces découvertes en cascade et les politiques d’austérité mise en œuvre pour résorber les dettes publiques entraînent la défiance des marchés et le tassement de la croissance en Europe.

 Une certaine limite du consensus de Washington et de la pensée néo-libérale véhiculée par les économistes de l’école de Chicago (autour de M. Friedman et G. Stigler) ? Difficile de penser les disfonctionnements contemporains dans une théorie macro-économique qui négligeait jusque-là les contraintes financières ? Vers une théorie de la régulation ?

 

Chapitre 3 : de nouveaux remèdes à la crise ?

 

Ce chapitre s’intéresse aux différentes tentatives de régulation de la finance internationales, aux acteurs qui s’en sont chargés et des réflexions théoriques qui les sous-tendent.

 

Chapitre 4 : et la France dans tout ça ?

 

Il y aurait une certaine trajectoire française spécifique : une crise amortie mais un redécollage post-crise difficile. Pourquoi ? Il faut analyser la structure du système productif français, ses avantages et ses inconvénients.

  • Diversification des activités et Etats-providence : amortissement de la crise« La France a beaucoup mieux résisté à la crise que les Etats-Unis ou le Royaume-Uni à cause d’une moindre spécialisation dans la finance, beaucoup mieux que le Japon ou l’Allemagne à cause d’une moindre spécialisation dans l’industrie, beaucoup mieux que l’Espagne à cause d’une moindre spécialisation dans l’immobilier et la construction. La France est donc moins industrielle, moins immobilière et moins financière que les pays qui ont connu les chocs les plus importants ». De façon plus précise, il faut voir que la France « est un pays au portefeuille d’activités particulièrement diversifié » : agriculture et industrie agro-alimentaire, industrie du luxe (qui ne connait pas la crise ?), industrie du tourisme, puissance énergétique, infrastructures performantes et nœuds de la communication mondialisée (ports et aéroports)… « Mais ce n’est pas tout, la France est dotée d’un Etat-providence solide, qui permet d’amortir les chocs » (les revenus issues des dépenses publiques permettent de soutenir la consommation et donc la production en période de crise). A cela il faut ajouter d’autres éléments fondamentaux : une certaine prudence des banques françaises (Dexia, une exception ?) et un taux d’endettement des ménages faible.
  • Des spécificités françaises avantageuses en période de crise mais qui empêchent de rebondir lors de la reprise économique. Le commerce international redémarre mais la production française reste faible (la désindustrialisation en question), les entreprises françaises se financent difficilement et souffrent d’une fiscalité lourde (« en situation de crise, l’Etat laisse filer les déficits et la dette pour soutenir l’activité et la consommation, mais très rapidement il faut limiter les déficits, trouver des ressources nouvelles ne serait-ce que pour préserver la qualité de la signature française sur les marchés de capitaux. L’Etat augmente alors l’impôt. Par soucis économique – préserver la consommation – et social – respecter le principe d’équité -, il est souvent conduit à surtaxer l’entreprise, l’épargne et le capital, ce qui aggrave le problème de compétitivité des entreprises »), le modèle social français protège l’emploi mais ne facilite pas l’entrée des demandeurs d’emplois ni la flexibilité du travail. Tout cela a été confirmé dans le rapport Gallois pour la compétitivité des entreprises françaises remis en novembre 2012. La compétitivité de la France et les financements nécessaire à sa mise en œuvre sont au cœur du débat.
  • Trajectoire du financement de l’économie françaiseJusqu’en 1973, l’Etat français se finançait en faisant marcher la planche à billet de la Banque de France. A partir de la loi du 3 janvier 1973 (loi dite « Pompidou-Rothschild »), l’Etat s’endette pour couvrir ses besoins financiers. Soucieux de maintenir la consommation et de préserver la paix sociale l’Etat finance à crédit des baisses d’impôt et se prive volontairement de la fiscalité qui pourrait lui permettre de limiter son endettement. L’Etat français a jugé utile de diversifier et d’internationaliser sa dette, aujourd’hui la dette française est détenue aux deux-tiers par des investisseurs étrangers : le financement de l’Etat français, de son fonctionnement et de ses investissements, est donc entre les mains de la finance internationale. La question du recouvrement de la dette et de l’augmentation des ressources de l’Etat se pose actuellement. Voir les discours au sujet de la pression fiscale. Il faut bien voir que la fiscalité est nécessaire mais qu’au-delà d’un certain point son rendement baisse : les individus consomment moins, passent dans l’économie grise (informelle).

Chapitre 5 : un changement de modèle ?

 

Dans ce chapitre en forme de conclusion, Elie Cohen veut nous montrer que « nous ne sommes pas dans une crise permanente depuis 1973, aucun des grands discours ne permet de rendre compte de la ‘grande transformation’. En revanche, un nouvel ordre économique a progressivement émergé, fruit d’une tectonique des plaques géopolitique et économique et d’évènements extrêmes qui ont fonctionné comme des révélateurs ou accélérateurs ».

  • La trame générale

Mondialisation (« l’unification commerciale et financière de la planète, l’irruption sur la sphère productive marchande de milliards de nouveaux bras et l’éclatement des chaînes de valeur des produits sur l’ensemble de la planète »), émergence des préoccupations au sujet de l’énergie/climat/environnement, croyance en une troisième révolution industrielle basée sur les technologies de pointe, création de richesses par le seul biais d’une finance globalisée, libéralisée et autorégulée.

  • Les évènements ponctuels qui révèlent cette trame

Crise des subprimes en 2007, un phénomène classique (éclatement d’une bulle spéculative) dont les conséquences ont montré aux yeux de tout le monde une finance non maîtrisée et peu régulée ; 11 septembre 2001, symbole de l’effondrement de l’hyperpuissance américaine et mise à mal de l’image d’un monde stable, fluide, tout en circulation, en voie d’unification ; Fukushima en 2011 et récents débats autour du mix énergétique (tout nucléaire/énergie renouvelables propres et chères/énergies non conventionnelles peu chères), remise en cause du tout nucléaire, opportunités nord-américaines du fait de la présence de gaz de schiste (ré-industrialisation ?), retour au charbon (Allemagne, un débouché pour la production de charbon nord-américaine)…

  • Les grandes évolutions – mondialisation, financiarisation de l’économie, avènement de la troisième révolution industrielle, écologisation de l’économie

Quelques idées en vrac : essor des flux de toute sorte, émergence de nouveaux acteurs, fin de la régulation incontestée de Washington, juxtaposition de trois modèles économiques (capitalisme libéral dérèglementé et autorégulé à l’anglo-saxonne, ouverture d’un régime autoritaire à l’économie de marché à la chinoise, capitalisme encadré par un Etat protecteur redistributif et soucieux de l’écologie à l’européenne), financiarisation de l’économie problématique mais dont les manifestations les plus désastreuses ont donné lieu à une vague de régulation (mais attention, les pays émergents n’ont pas manifesté une volonté de peser dans les prises de décisions internationales, un risque de fragilisation ?), on est incapable de mesurer les effets réel des nouvelles technologies puisque les outils de mesure que nous utilisons sont construits pour un monde tangible alors que la révolution industrielle actuelle est celle de l’intangible, les enjeux liés aux bouleversements de l’environnement ne sont pas encore correctement pris en compte (poids des lobbies, contraintes budgétaires, discrédit des experts scientifiques du fait de la publicité de leurs controverses…). Contrairement au monde de la finance, la régulation internationale régresse en matière d’environnement. « Le problème reste donc devant nous. Les solutions collectives n’ont pour l’instant pas fonctionné et les initiatives nationales et locales vont certainement se multiplier. Il est ainsi paradoxal de constater qu’un phénomène global soit traité par une mosaïque de solutions régionales ».

  • un nouvel ordre instable

« Nous sortons d’un monde balisé, celui de l’hyperpuissance américaine[1]. Cette hyperpuissance a disparu et on sait aujourd’hui qu’elle ne sera pas remplacées…Il ne s’agit donc pas du passage d’un monde unipolaire à un monde multipolaire mais de celui d’un monde exceptionnel, caractérisée par une hégémonie avérée à un monde beaucoup plus ouvert, instable, aux coalitions plus mobiles et au sein duquel coexistent différents niveaux d’engagement dans la communauté internationale de la part des différents pays ou pôles en présence…. Chacun des pays ou des groupes de pays va donc chercher des solutions de remédiation. On aboutira à un monde juxtaposant des solutions spécifiques… Alors, le grand rêve d’un monde organisé autour de quelques principes établis par des économistes talentueux ne risque pas de se réaliser ».

L’ouvrage se termine sur le constat assez pessimiste que les efforts de régulations de la planète financière ont été mis en œuvre in extremis par des hommes politiques aux courtes vues et aux projets contradictoires qui ont pourtant réussi à se coordonner tant bien que mal. « Alors effectivement, au bord du précipice en matière économique et financière, on finit par agir. Seulement, dans le cas de l’impératif climatique, c’est alors trop tard ».

 

N.B. L’ouvrage s’intéresse particulièrement aux structures, aux dysfonctionnements et aux tentatives de régulation de la finance internationale. Cela ne me semble pas central dans une analyse géographique des mutations du système productif en France. Cependant, la finance est un élément central dans le système productif contemporain. Son autonomisation complexe, à la base de la crise actuelle, fait d’elle un système productif à part entière (la finance ne se contente plus de financer l’économie réelle, elle produit en interne de la richesse). Et la finance entretient des rapports complexes avec l’organisation de l’espace et des territoires : elle est ancrée dans des lieux précis, repose sur des réseaux complexes… A ne pas négliger donc.

[1] « Hyperpuissance américaine » est une expression utilisée par H. Védrine.

© Ronan KOSSOU (2017)

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COHEN crise ou changement de modèle

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