MONDIALISATION EN FONCTIONNEMENT
Saskia SASSEN, Expulsions. Brutalité et complexité dans l’économie globale, Harvard, 2014
« Les individus jouent un rôle diminué. »
EXTRAIT
« […] Le second déplacement est lié à l’ascendant pris par la finance dans le réseau des villes globales. La finance en soi n’a rien de nouveau – elle fait partie de notre histoire depuis des millénaires. Ce qui est nouveau et caractéristique de l’ère en cours, c’est la capacité de la finance de développer des instruments d’une immense complexité qui permettent de titriser la gamme la plus vaste jamais connue, d’un point de vue historique, d’entités et de processus. De surcroît, les progrès continus des réseaux et des outils électroniques garantissent des effets multiplicateurs apparemment sans fin. L’essor de la finance est significatif pour l’économie dans son ensemble. Alors que la banque traditionnelle s’occupait de vendre l’argent qu’elle possédait, la finance s’occupe de vendre quelque chose qu’elle ne possède pas. Pour cela, la finance a besoin d’envahir – c’est-à-dire de titriser – des secteurs non financiers pour apporter du gain à son moulin. Et aucun instrument n’est aussi bon pour accomplir cette tâche que le produit dérivé. Un résultat illustre cette capacité de la finance : dès 2005, bien avant que la crise n’ait commencé à fermenter, la valeur (notionnelle) des produits dérivés était de 630 trillions de dollars – ce qui correspond à quatorze fois le produit intérieur brut global. D’une certaine façon, le non-alignement de la valeur du PIB et de celle de la finance n’est pas sans précédent dans l’histoire de l’Occident. Jamais cependant il n’a été aussi extrême. De pus, c’est un écart majeur par rapport à la période keynésienne quand la croissance économique était entraînée non par l’invasion de la finance dans tous les domaines mais par la vaste expansion d’économies matérielles comme l’industrie de masse et la construction massive des infrastructures et des banlieues.
Nous pouvons caractériser le rapport du capitalisme avancé au capitalisme de la période en cours comme étant marqué par l’extraction et la destruction, différant assez peu du rapport du capitalisme traditionnel aux économies précapitalistes. De manière extrême, cela peut signifier la paupérisation et l’exclusion d’un nombre croissant d’individus qui cessent d’avoir la moindre valeur en tant que travailleurs et consommateurs. Cela peut vouloir dire aussi aujourd’hui que les acteurs économiques autrefois essentiels au développement de capitalisme, comme les petites bourgeoisies et les bourgeoisies nationales traditionnelles, cessent d’avoir de la valeur pour le système au sens large. Ces tendances ne sont pas anormales, elles ne sont pas non plus le résultat d’une crise ; elles font partie de l’approfondissement systémique des rapports capitalistes en cours. Et il en est de même, je le soutiendrai, de la réduction de l’espace économique, distinct de l’espace financier, en Grèce, en Espagne, aux États-Unis et dans de nombreux autres pays développés.
Les individus en tant que consommateurs et travailleurs jouent un rôle diminué dans les profits de toute une gamme d’activité économiques. Par exemple, dans la perspective du capitalisme d’aujourd’hui, les ressources naturelles d’une grande partie de l’Afrique, de l’Amérique latine et de l’Asie centrale sont plus importantes que les populations vivant sur ces territoires en tant que travailleurs ou consommateurs. Ce qui veut dire que la période que nous vivons n’est pas tout à fait comparable aux formes antérieures du capitalisme qui faisait fortune grâce à l’expansion accélérée d’une classe moyenne travailleuse et prospère. Maximiser la consommation des ménages était une dynamique cruciale de la période antérieure, comme c’est le cas aujourd’hui dans les économies dites émergentes. Mais, dans l’ensemble, elle n’est plus le moteur stratégique et systématique qu’elle a été pendant la plus grande partie du XXe siècle.
Que réserve l’avenir ? Historiquement, les opprimés se sont toujours révoltés contre leurs oppresseurs. Mais aujourd’hui les opprimés ont été pour la plupart expulsés et ils survivent loin de leurs oppresseurs. De plus, « l’oppresseur » est de plus en plus souvent un système complexe qui combine personnes, réseaux et machines sans présenter un centre évident. Et cependant, il existe des sites où tout se rassemble, où le pouvoir devient concret et peut être affronté, où les opprimés font partie de l’infrastructure sociale au service du pouvoir. Les villes globales sont des sites de ce genre.
Ce sont ces dynamiques contradictoires que j’examine dans ce livre. Les divers éléments de ce compte-rendu ont été glanés dans la littérature générale sur les problèmes contemporains, mais celui-ci n’y est pas présenté sous la forme d’une dynamique nous emportant vers une nouvelle phase d’un capitalisme global spécifique. Ce que j’ai cherché à produire, c’est plutôt une théorisation qui commence avec les faits prélevés sur le terrain, sans l’intermédiaire des institutions habituelles, pour nous diriger au-delà des discriminations traditionnelles de la géopolitique, de l’économie et de la culture. […] »
SASSEN (Saskia), Expulsions. Brutalité et complexité dans l’économie globale, 2014, Harvard, 2016 en traduction de l’Anglais (États-Unis) par Pierre GUGLIELMINA pour les éditions Gallimard, collection « Nrf-essais », 371 pages, ISBN 978-2-07-014570-6. Introduction, pages 22, 23 et 24.
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SASSEN Expulsions brutalité et complexité (2014)
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