BIBLIOTHÈQUE VIRTUELLE – Extraits d’œuvres
ANTHOLOGIE DE LITTÉRATURE
Anne ALOMBERT, Schizophrénie numérique. La crise de l’Esprit à l’ère des nouvelles technologies, 2024, Paris, aux éditions Allia, 89 pages.
« La schizophrénie numérique »
« […] Le processus de dislocation télétechnologique, qui nous disperse en temps réel et à l’échelle planétaire, se poursuit donc progressivement, à mesure que se détériorent les conditions de vue sur la biosphère. Pendant que les rapports du GIEC avertissent sur les périls du chaos climatique, les univers numériques apparaissent comme des refuges fantasmatiques, dans un contexte de crise écologique de plus en plus apocalyptique. […] Écartelée entre l’idéologie du progrès technologique et la réalité de la crise écologique, tiraillée entre les promesses du marketing stratégique et les regrets des entrepreneurs repentis, notre époque semble souffrir d’une véritable schizophrénie numérique. Alors que les discours transhumanistes annoncent les progrès exponentiels de l’intelligence artificielle, les études scientifiques se multiplient qui alertent sur les troubles psychiques engendrés par la surexposition aux écrans ou sur la destruction des capacités attentionnelles par la stimulation informationnelle. […] « Les progrès » des machines apprenantes ou intelligentes semblent coïncider avec la destruction progressive des facultés de penser, par une industrie numérique qui des énergies psychiques sa première source de profit économique.
La plupart des plateformes, réseaux sociaux ou applications que nous croyons utiliser innocemment, comme s’il s’agissait de moyens neutres et gratuits mis à notre disposition, sont en fait au service d’une économie des données et d’une économie de l’attention. Celles-ci consistent à collecter les informations nous concernant pour générer nos profils et à vendre le temps que nous passons devant nos écrans à des entreprises, qui achètent les espaces en ligne sur lesquels elles pourront diffuser leurs publicités personnalisées. Cette transaction s’opère à travers un système de vents aux enchères automatisé, qui s’exécute plusieurs fois par seconde à une vitesse extrême, grâce aux calculs effectués par des algorithmes sur certaines données […]. Les dispositifs numériques deviennent des « technologies persuasives », dont les fonctionnalités ont été savamment pensées dans le but de capter les esprits et d’influencer les conduites. Les réseaux sociaux, plateformes et applications qui dominent aujourd’hui le marché, pour la plupart conçus et développés dans les universités en entreprises de la Silicon Valley, se fondent sur les principes du design comportemental et de la captologie. Cette discipline […] s’appuie sur la convergence entre les sciences cognitives, la psychologie comportementale, les neurosciences, l’informatique et les techniques de persuasion afin que les interfaces numériques deviennent des moyens d’influencer les pensées et les comportements. Tandis que la collecte massive de données et leur traitement statistique par des algorithmes permettent de cibler les utilisateurs et d’adapter les publicités à leurs profils, les interfaces agissent directement sur les mécanismes cérébraux afin de maximiser l’engagement des usagers et de déclencher toutes sortes de comportements impulsifs. Qu’il s’agisse de la technique du défilement infini, qui fait défiler les vidéos sur nos écrans sans arrêt, des notifications sonores ou visuelles, qui mobilisent notre hypervigilance attentionnelle, des applications gamifiées, qui stimulent la sécrétion de dopamine (neurotransmetteur associé à la sensation de plaisir) dans nos cerveaux connectés, ou de l’apprentissage par conditionnement opérant, qui créé des réponses-réflexes aux signaux de nos environnements, le fonctionnement des techniques numériques persuasives témoigne d’une connaissance et d’une exploitation très fines des processus cérébraux et cognitifs les plus primitifs. […]
Les discours promotionnels qui accompagnent ce type d’innovations sont souvent chargés de projections anthropomorphiques hautement problématiques : comme à chaque fois qu’il est question d’agent conversationnel, il n’y a jamais aucun agent ni aucune conversation, mais un système extrêmement puissant de calculs statistiques et de prédictions automatiques, effectués sur la base de signaux informationnels analysés algorithmiquement. De même les discours au sujet de l’intelligence artificielle masquent la destruction progressive des capacités de penser, les discours concernant les réseaux sociaux masquent l’appauvrissement des relations au profit de rapports de compétition quantifiés tandis que les discours concernant les agents conversationnels masquent la réduction des conversations à des calculs automatisés. La novlangue computationnelle, qui tend à s’imposer dans toutes les sphères de la société, sert en fait à masquer la substitution des activités d’interprétation productrices de signification et de nouveauté par des processus de calculs statistiques ou de traitement de données. […] À travers ces métaphores anthropomorphiques, d’apparence innocentes et sympathiques, s’institue en fait un langage idéologique qui empêche de poser les véritables questions dans le débat public. De telles expressions servent bien plutôt à faire accepter aux populations des innovations technologiques dont les enjeux psychiques et sociaux n’ont jamais été discutés, et qui, à bien y regarder, n’ont rien de progrès. […] »
ISBN 979-10-304-2967-1 / © Erwan BERTHO – LEGARREC pour la présentation du texte et les extraits (2024)
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ANTHOLOGIE DE LITTÉRATURE – Anne ALOMBERT – La schizophrénie numérique Extraits
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