« Une acuité historique particulière. »
« […] Un soir, je me suis attardé parmi les ruines après le départ des enfants, rentrés dîner chez eux, à l’heure violette du crépuscule et des premières étoiles – l’heure, disent les légendes, où les fantômes s’éveillent. J’ai collé une oreille contre le sol, comme les enfants m’avaient appris à le faire, pour entendre ce qu’ils entendent : des coups et des gémissements souterrains ; un battement de tambour, profond et irrégulier. J’ai senti contre ma joue le frôlement du sable qui court à travers le désert, de nulle part à nulle part. L’ultime lumière s’affaiblissait ; contre le ciel, les remparts s’obscurcissaient et se dissolvaient dans l’ombre. J’ai attendu une heure, enroulé dans mon manteau, adossé au poteau d’angle d’une maison où, jadis, des gens devaient avoir parlé, mangé, fait de la musique. Assis là, j’ai regardé la lune se lever, ouvrant mes sens à la nuit, attendant le signe qui me dirait qu’autour de moi, sous mes pieds, il n’y avait pas seulement du sable, de la poussière d’os, des copeaux de rouille, des tessons, de la cendre. Le signe n’est pas venu. Je n’ai ressenti aucun tremblement de frayeur spectrale. Mon nid dans le sable était tiède. Avant longtemps, je me suis surpris à somnoler.
Je me suis levé, je me suis étiré, je suis rentré à la maison, avançant péniblement à travers la nuit embaumée, en m’orientant vers la faible lueur répandue dans le ciel par les feux des maisons. Ridicule, me suis-je dit : un barbon grisonnant qui, assis dans le noir, attend que des esprits venus des zones obscures de l’histoire s’adressent à lui, avant de rentrer chez lui se rassasier de rata et se coucher dans un lit douillet. L’espace qui nous entoure, ici, n’est que de l’espace, ni plus mesquin ni plus grandiose que l’espace qui surmonte les taudis, les immeubles de rapports, les temples, les bureaux de la capitale. L’espace est l’espace, la vie est la vie, partout semblable. Mais moi, entretenu par le labeur d’autrui, dépourvu de vices civilisés qui combleraient mes loisirs, je dorlote ma mélancolie et tente de déceler dans le vide du désert une acuité historique particulière. Vaniteux, oisif fourvoyé ! Quelle chance que personne ne me voie ! […] »
COETZEE (J. M. ), En attendant les barbares, 1980 (Martin Secker & Warburg, Londres), 1981 (Ravan Press, Le Cap), 1987 (Seuil, Paris), aux éditions du Seuil, réédité en 2000 aux éditions Point-Seuil, traduit de l’Anglais par Sophie MAYOUX, 249 pages, pages 30 & 31.
ISBN originel 0-86975-198-0, ISBN 1ère édition en langue française 2-02-009634-X, ISBN 1ère édition en poche 2-02-013403-9, ISBN 978-2-02-040456-3.
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