Charles de Gaulle
Oui, la position de la France est prise. Elle l’est par la réprobation, par la condamnation qu’elle adresse en ce qui concerne les actuels événements. Cette position est prise aussi par sa résolution de n’être pas, où que ce soit, et quoiqu’il arrive, automatiquement impliquée dans l’extension éventuelles du drame et de garder en tout cas les mains libres. Mais elle l’est encore par l’exemple qu’elle a naguère donné en Afrique du Nord, en mettant délibérément un terme à des combats stériles sur un terrain pourtant que ses forces dominaient sans conteste, qu’elle administrait directement depuis 132 ans et où elle avait implanté plus d’un million de ses enfants. Mais comme ces combats n’engageaient ni son honneur, ni son indépendance, et qu’à l’époque où nous sommes, ils ne pouvaient conduire à rien, qu’à des pertes, des haines, des destructions sans cesse accrues, la France a voulu et a su s’en sortir. Sans que, bien au contraire, en aient souffert son prestige, sa puissance et sa prospérité. Eh bien, la France considère que les combats qui ravagent l’Indochine, n’apportent par eux-mêmes et eux non plus, aucune issue, suivant elle, s’il est invraisemblable que l’appareil guerrier américain puisse jamais être anéanti sur place, d’autre part, il n’y aucune chance pour que les peuples de l’Asie se soumettent à la loi d’un étranger venu de l’autre rive du Pacifique, quelles que puissent être ses intentions, et quelle que soit la puissance de ses armes. Bref, si longue et dure que doive être encore l’épreuve, il est certain qu’aux yeux de la France qu’elle n’aura pas de solution militaire. Dès lors et à moins que le monde ne roule vers la catastrophe, seul un règlement politique pourrait rétablir la paix. Comme les conditions de ce règlement sont bien claires et bien connues, on peut encore espérer. Tout comme celui de 1954, l’accord aurait pour objet d’établir et de garantir la neutralité des peuples de l’Indochine, et leur droit de disposer d’eux-mêmes tels qu’ils sont effectivement, et chacun étant entièrement responsable de ses propres affaires. Les contractants seraient donc les pouvoirs qui s’y exercent réellement, et parmi les autres Etats, tout au moins les cinq puissances mondiales. Mais, la possibilité, et à plus forte raison, l’ouverture d’une aussi vaste et difficile négociation, dépendrait évidemment de la décision et de l’engagement qu’auparavant aurait voulu prendre l’Amérique de rapatrier ses forces dans un délai convenable et déterminé. Sans nul doute, une telle solution n’est aujourd’hui pas mûre du tout, à supposer qu’elle le devienne jamais. Mais la France juge nécessaire d’affirmer qu’à ses yeux, il n’en existe aucune autre, à moins de condamner le monde à des malheurs grandissants. La France le dit au nom de son expérience et de son désintéressement. Elle le dit en raison de l’oeuvre qu’elle a naguère accompli dans cette région de l’Asie, des liens qu’elle a y conservés, de l’intérêt qu’elle continue de porter aux peuples qui l’habitent, et dont elle sait qu’ils le lui rendent bien. Elle le dit à cause de l’amitié exceptionnelle et deux fois séculaires, qu’elle a pour l’Amérique, de l’idée qu’elle s’en fait depuis longtemps et que celle-ci se fait d’elle-même. A savoir : celle d’une nation champion de la conception suivant laquelle il faut laisser chaque peuple disposer à sa façon de son propre destin. Elle le dit compte tenu des avertissements que Paris a multiplié à l’égard de Washington, quand rien n’avait encore été accompli d’irréparable. Elle le dit avec la conviction qu’au degré de puissance, de richesse, de rayonnement, auxquels sont actuellement parvenus les Etats-Unis, le fait de renoncer à leur tour à une expédition lointaine, qui apparaît sans bénéfice, et sans justification, et de lui préférer un arrangement international organisant la paix et le développement dans cette importante région du monde, n’aurait rien qui puisse blesser leur fierté, contrarier leur idéal et nuire à leurs intérêts. Au contraire, si les Etats-Unis prenaient cette voie conforme au génie de l’Occident, quelle audience recouvreraient-il d’un bout à l’autre du monde, et quelle chance recouvrerait la paix, sur place et partout ailleurs. En tout cas, sauf en venir là, aucune médiation n’offre ni n’offrira aucune perspective. Et c’est pourquoi la France, pour sa part, n’a jamais proposé et n’en propose aucune.
1er septembre 1966, Stade olympique de Phnom Penh, capitale du Cambodge
Charles de Gaulle, président de la République
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