« Il y a plus de héros dans l’ombre que dans la lumière. »
« […] Mon cher petit, la pire des intolérances est celle qui vient des êtres qui te ressemblent, ceux qui ont la même couleur de peau que toi. Le fanatisme trouve son terrain d’expérience d’abord entre les hommes d’une même origine, avant de s’étendre peu à peu sur d’autres « traces » avec une virulence alimentée par l’esprit de vengeance. […]
[…] Les Noirs ont été les premiers, disent les Africains en sanglot ? Je leur réponds : Tant mieux ! Et je leur pose la question qui les dérange d’ordinaire : Que faire maintenant ?
En France, où tu es né et où tu vis, je ne connais pas de mouvement de « conscience noire » qui prenne son présent en main, puisque nos « militants » ont encore le regard fixé sur le rétroviseur. Ils ont, de ce fait, érigé une union fondée sur ce passé mythique au lieu de l’asseoir sur leurs préoccupations quotidiennes. Derrière ces idéologies communautaires de façade, c’est indirectement un appel à la pitié pour le Nègre qui est lancé. Or le salut du Nègre n’est pas dans la commisération ni dans l’aide. S’il ne fallait que cela, tous les damnés de la terre auraient changé le cours de l’histoire. Il ne suffit plus de se dire nègre, de le hurler sur une place publique, pour que dans la mémoire de l’autre défilent quatre siècles d’humiliations. Il ne suffit plus de se dire originaire du Sud pour exiger du Nord le devoir d’assistance. Car l’assistance n’est que le prolongement subreptice de l’asservissement.
Par ailleurs, être noir ne veut plus rien dire, à commencer pour les Nègres eux-mêmes. Tant qu’ils attendront leur salut du côté de la commisération, leurs seuls interlocuteurs seront leurs propres frères : non pas pour leur rappeler que leurs nations sont indépendantes depuis les années soixante, mais pour leur cracher les boniments des faux prophètes censés parler au nom d’une communauté noire qui n’existe pas en France. Et d’ailleurs qu’est-ce qui la justifierait ?
Les Africains ne se connaissent pas, avais-je souligné dans lettre à Jimmy (1). L’Afrique étant diverse et éclatée, la culture de tel pays n’est pas forcément la même dans tel autre. […] Il manque aux Noirs vivants en France, voire en Europe, étrangers les uns à l’égard des autres, une prise de conscience fondée sur une autre logique que celles de la couleur de peau et de l’appartenance à un même sentiment ou à la diaspora noire. Cette prise de conscience, les Noirs américains l’ont développée tout au long de leur histoire tumultueuse. Parce qu’ils savaient que la terre où ils avaient échoué avec les chaînes était l’espace dans lequel ils devraient lutter pour se faire accepter et devenir enfin des Américains. Par conséquent, l’idée d’une communauté noire fondée sur le passé et non sur l’expérience vécue sur le sol français, avec les Français, serait une chimère soudée par la régression et le repliement. En adoptant la posture systématique de ceux qui voudraient installer une communauté noire en France tirée de l’exemple des Noirs américains, les Africains en sanglots rejoignent le camp de l’égarement, celui de la réflexion en raccourci. Leur anémie – couvée longtemps et confondue avec les affres de leur misère quotidienne – passe de génération en génération. Je t’ai adressé cette missive comme une sonnette d’alarme afin que tu ne tombes jamais dans ce piège. Tu es né ici, ton destin est ici, et tu ne devras pas le perdre de vue. Demandes-toi ce que tu apportes à cette patrie sans pour autant attendre d’elle une quelconque récompense. Parce que le monde est ainsi fait : il y a plus de héros dans l’ombre que dans la lumière.
Ton père. […] »
(1) Lettre à Jimmy, Fayard, 2007
MABANCKOU (Alain), Le Sanglot de l’Homme noir, 2012, Paris, aux éditions Fayard, 175 pages, pages 16 et suivantes, ISBN 978-2-213-63518-7
Les notes sont des notes infrapaginales de l’auteur. [NDLR]