« D’autres Africains réclameront plus d’Afrique. »
« […] Le sanglot de l’homme noir
Cher Boris (I),
La France et l’Afrique ont des relations pour le moins complexe. Les livres d’histoire t’ont sans doute appris plus que je ne pourrais te dire à ce sujet. Dans ces relations, il y a u des hauts et des bas. Certains te diront qu’il faut en vouloir à la France, la charger de tous les pêchés du monde. Pour ma part, je suis de ceux qui soutiennent que l’histoire africaine reste à écrire avec patience, avec sérénité. Ne faire pencher la balance ni d’un côté, ni de l’autre. D’autres Africains réclameront plus d’Afrique, et dans leur zèle ils parviendront à te convaincre que, puisque le continent noir est considéré comme le berceau de l’humanité, l’Europe devrait se plier, payer le mal qu’elle nous a fait subir pendant les siècles d’esclavage, les décennies de colonisation, et que sais-je encore.
Dans Le Sanglot de l’homme blanc, Pascal Bruckner évoque le « mal » des Européens, cette culpabilité qui viendrait de la haine qu’ils ont d’eux-mêmes lorsqu’ils se penchent sur leur passé, en particulier sur les pages du colonialisme et du capitalisme (1). La mauvaise conscience fausserait le regard qu’ils portent sur le tiers-monde et l’orienterait vers une vision gauchiste, simple, manichéenne. Une manière bien à eux de se repentir et de chercher la rédemption. Pascal Bruckner exhorte les Européens à être fiers de ce qu’ils ont accompli plutôt que d’être continuellement habités par un sentiment vain de repentence.
Détournant le titre du philosophe, je te dirai qu’il existe de nos jours ce que j’appellerai « le sanglot de l’homme noir ». Un sanglot de plus en plus bruyant que je définirai comme la tendance qui pousse certains Africains à expliquer les malheurs du continent noir – tous ses malheurs – à travers le prisme de la rencontre avec l’Europe. Ces Africains en larmes alimentent sans relâche la haine envers le Blanc, comme si la vengeance pouvait résorber les ignominies de l’histoire et nous rendre la prétendue fierté que l’Europe aurait violée. Celui qui hait aveuglément l’Europe est aussi malade que celui qui se fonde sur un amour aveugle pour une Afrique qui aurait traversé les siècles paisiblement, sans heurts, jusqu’à l’arrivée de l’homme blanc venu chambouler un équilibre sans faille. […]
Les Noirs en sanglots sont persuadés que notre survie passe par l’anéantissement de la race blanche, ou, tout au moins, par l’inversion des rôles dans le cours de l’histoire. […] Or, dans leur inconscient, comme l’affirmait Fanon, ils traînent le rêve d’être des Blancs jusqu’à la fin des temps : « Le Noir veut être comme le Blanc. Pour le Noir, il n’y a qu’un destin. Et il est blanc » (2) […] Le psychiatre martiniquais de demande d’ailleurs : « N’ai-je donc pas sur cette terre autre chose à faire qu’à venger les Noirs du XVIIe siècle ? » (3). Et pour ceux qui se lamentent encore sur une prétendue gloire ancienne du continent noir, le verdict de l’auteur de Peau noire, masques blancs reste plus que jamais d’actualité : « Que surtout l’on se comprenne. Nous sommes convaincus qu’il y aurait un grand intérêt à entrer en contact avec une littérature ou une architecture nègres du IIIe siècle avant Jésus Christ. Nous serions très heureux de savoir qu’il exista une correspondance entre tel philosophe nègre et Platon. Mais nous ne voyons absolument pas ce que ça pourrait changer dans la situation des petits gamins de huit ans qui travaillent dans les champs de canne en Martinique… » (4). […] »
(1) Pascal Bruckner, Le Sanglot de l’homme blanc, Tiers-Monde, culpabilité, haine de soi. Seuil, 1983
(2) Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs, réed. « Points Essais », Seuil, 1995, p. 185
(3) Frantz Fanon, op. cit., p. 185
(4) Frantz Fanon, op. cit., p. 187
MABANCKOU (Alain), Le Sanglot de l’Homme noir, 2012, Paris, aux éditions Fayard, 175 pages, pages 9 et suivantes, ISBN 978-2-213-63518-7
Les notes (1), (2), (3) et (4) sont des notes infrapaginales de l’auteur. Nous avons changé la numérotation pour la faire correspondre avec les césures opérées par le choix des extraits. [NDLR]
(I.) L’auteur, Alain Mabanckou s’adresse à son fils. Il conclue le 1er chapitre par « Ton père ». [NDLR]