« Un ouvrier modèle. »
« […] A l’usine, il avait ses habitudes. Il arrivait tous les jours à l’heure. Jamais de retard ni d’absence. Même malade, sauf vaincu par la grippe, il tenait à être là, à travailler. Il apportait son repas, mangeait vite, s’asseyait sur un banc et fermait les yeux. Ses camarades se moquaient de lui. Il leur répondait qu’il avait besoin de ce moment où il s’assoupissait. C’était un rituel qui ne durait pas plus de dix minutes. Il était réglé comme une horloge de précision. Jamais en faute, jamais en colère. Il était un ouvrier modèle. En fait, il avait peur de rater son travail, d’être réprimandé, il n’aurait pas supporté. Au début il travaillait dans le secteur des assemblages des pièces d’automobiles, ensuite il passa à la peinture, c’était moins fatiguant mais plus dangereux. Il travaillait avec un masque sur le visage. Sa santé n’en avait pas souffert. Il ne fumait pas, n’avait jamais bu une goutte d’alcool. C’était un corps sain que l’excès de thé à la menthe trop sucré allait endommager par un début de diabète.
La retraite ! Non, pas pour lui et surtout pas maintenant ! C’était quoi cette histoire ? Qui l’avait inventée ? C’était comme si on lui signifiait qu’il était malade et qu’il ne pouvait plus être rentable pour la société. Une maladie incurable, une disponibilité pour un immense ennui. C’était cela, une malédiction, même s’il savait que d’autres ouvriers l’attendaient avec impatience. Lui, il ne l’avait jamais attendue et encore moins espérée. Il n’y pensait pas. Il voyait ses copains s’en aller et il apprenait ensuite que la mort les avait emportés. La retraite c’était le début de la mort, le bout du tunnel où la mort se cachait. C’était un piège, une trappe, une invention diabolique. Il n’en voyait pas la nécessité ni les aspects positifs notamment sur sa santé. Non, il était convaincu que l’entraite avait le visage maquillé de la mort, une sorte de perpétuité dont la fin ne pouvait être que la mort. Il pensait aux enfants et n’arrivait pas à visualiser, à le situer dans son imagination. Alors ce fut le souvenir de Brahim qui surgit comme une flamme dans le noir. Brahim, mort cinq mois après s’être arrêté de travailler. Il n’était pas malade, mais l’entraite l’avait tué. Oui, la retraite, la fin de tout, l’inutilité absolue, le rien, le silence l’avait condamné à mourir à soixante ans et quelques mois. C’était la sentence. Condamné à la retraite, condamné à mourir d’ennui et de solitude. […] »
BEN JELLOUN (Tahar), Au pays. , 2009, Paris, aux éditions Gallimard Folio, pages 26 et 27.
ISBN 978-2-07-043794-8