« Jeter sur la réalité environnante un regard hautain. »
« […] Tu m’écoutes, Antonio ?
Père et mère étaient issus de ce peuple que partout on enserre dans la handicapante tunique de victimes des mauvais gestionnaires des nations. Et longtemps, ils avaient poussé, végété dans la boue du peuple. Nous étions nés dans la boue, avions grandi dans cette boue. Père était un homme du peuple qui avait passé une bonne partie de sa vie à maugréer contre le sort, à pester contre tous ceux dont il enviait la situation, à appeler la colère de Dieu contre ceux qui abusaient de leur pouvoir. Père avait eu l’âme d’un révolutionnaire impuissant, avec sa pauvreté pour vertu, et considérait comme crime l’aisance matérielle des autres. Ce fut pendant longtemps un homme qui avait convaincu plus d’un qu’il donnerait sa vie pour un monde plus juste…
Mais Carla nous avait tirés de notre situation, du bas de l’échelle vers des hauteurs vertigineuses : dans Ce Qui Nous Sert de Pays, cela donnait tous les droits. Nous qui, pendant des années, n’avions eu que la vague odeur des bons mets lorsque nous passions devant un restaurant, nous étions maintenant conviés aux grandes réceptions de Son Excellence, chez des ambassadeurs et des consuls, dans des lieux où les longues tables étaient si garnies qu’avant même la première bouchée nos yeux et nos narines nous avaient déjà gavés. Nos palais s’étaient déjà habitués aux goûts de toutes les liqueurs, à tout ce que le monde avait de plus raffiné aux tables des fins gourmets ou des gens riches se vautrant dans les vulgaires orgies.
Au cours de cette période où beaucoup de familles étaient soumises à l’atroce torture de la faim et à la déshonorante nécessité de lever vers n’importe quel crétin étranger ou revenu de l’étranger un regard intéressé de pute, au cours de cette période où nombre de familles se repaissaient de leurs propres odeurs, où les instincts les plus bas avaient pris les rues d’assaut, où les plus imbéciles superstitions avaient retrouvé tout leur pouvoir sur la raison pour que l’imaginaire fût plus que jamais confondus avec la réalité, où pour le vol d’un pain rassis on vous lynchait un gosse en lui enfonçant un clou dans la tête ou en lacérant sa chair au couteau, où la plus ridicule des accusations mêlant méchanceté, règlements de compte et vision arriérée du monde engendrait des barbares lancers de pierres, au cours de cette période apocalyptique donc, nous étions préservés, nous, dans une bulle d’airain. Nous avions acquis le droit de jeter sur la réalité environnante un regard hautain. Ce Qui nous Sert de Pays, devenu l’enfer, s’auréolait pour nous d’une parfaite illusion de paradis. […]
[Il] m’étais arrivé de m’oublier et de penser […] qu’il n’y avait rien de plus laid que le peuple, que cette masse dont l’existence, telle des bêtes, se résumait à chercher à bouffer, à chier, à copuler, à enfanter, à crever, cette masse était dégoûtante. Cette harde de haillonneux me faisait l’effet d’une vermine nauséeuse qui avait sa place aux dépotoirs publics les plus sordides du quartier. […] »
TCHAK (Sami), La fête des masques., 2004, Paris, aux éditions Gallimard, collection « Continents noirs », 105 pages, pages 80 ;81 et 82, ISBN 2-07-077038-9