« Au-delà s’ouvrait un monde peu connu fait de déserts et d’oasis lointaines… »
« […] Là s’était arrêtée autrefois la conquête. Au-delà s’ouvrait un monde peu connu fait de déserts et d’oasis lointaines, de lacs miroitants bordés de palmeraies, de rivières sauvages disparaissant inexplicablement dans les sables, de marécages peuplés d’animaux énormes se vautrant en troupeaux dans la boue. Encore au-delà, sous un soleil torride, vivaient des millions d’hommes nus, sujets de roitelets féroces qui en disposaient à leur guise…
Le parapet délabré de la redoute ayant perdu la moitié de sa hauteur, c’est presque en rampant qu’ils s’y avancèrent. Une rumeur montait de la plaine, faite de mille bruits indéfinissables qui sont la marque de la vie et où se distinguaient par moments des éclats de voix, des hennissements de chevaux, ou le roulement d’u charroi. […] Le désert était couvert de tentes, de tentes basses comme celles des nomades, de tentes coniques de guerriers, brunes ou au contraire de couleur vive, qui se multipliaient à l’infini. Certaines étaient surmontées d’oriflammes vertes indiquant la présence d’un chef. Des nuages de sable couraient entre les tentes, signalant le passage d’escadrons. On apercevait un ordre dans tout cela. L’immense ville de toile apparaissait divisée en quartiers, sans doute par tribus, par clans, par régiments, et pourtant ce n’était pas seulement une armée qui campait là, mais toute une population, composée aussi de femmes et d’enfants, vêtus d’amples robes colorées, qui poussaient des cris stridents dont le diapason aigu fendait l’air et s’entendait jusqu’au fortin. Dans l’herbe jaune et rare, aux lisières, sur une distance considérable, pacageaient des centaines de bêtes surveillées par des cavaliers en armes, chevaux, mulets, bourricots, dromadaires, chameaux d’Asie à double bosse, bœufs de trait aux cornes égyptiennes, et toute une viande de boucherie sur pied, vaches, moutons, chèvres, veillées par des pa^tres de dis ans. Plus loin encore, en arrière du camp, les hommes nus, à la peau noire de jais, lance et bouclier de cuir à la main. Ceux-là bivouaquaient en plein air et Silve se souvint qu’à l’école de pages, autrefois, au chapitre de l’Histoire ancienne, on apprenait que les peuples guerriers de l’autre côté de la Montagne traînaient avec eux, dans leurs combats, leurs auxiliaires africains soumis à toutes les basses besognes et sacrifiés sans économie ni pitié.
– Les Tchétchènes, en effet […] Nous avions cru les rayer de l’Histoire et l’Histoire se remet en marche. […]
Surgis des profondeurs de deux continents, il y avait les Turcomans, les Ossètes, les Wahalis, les Tripolitains, les Azéris, les Sandjakiens, les Wadimoussas, les Wahabites, les Hachémites, les Turcopoles, les Tademaïts, les N’ajjers, les Rifains, les Chaambas, les Djazairiens, les Annabiens, les Kalmouks, les Kazakhs, les Tartares, les Iakoutes, les Turkmènes, les Kairouanais, les Damascènes, les Hedjaziens, les Daglaris, les Stamboulois, les Persépoliens, les Tadjicks, les Saouras, les Adjers, les Husseinites, les Palestins, les Abbassides, les Karmathes, les Sanaans, les Patchans, les Kéophrènes, et toutes les tribus noires qu’ils avaient asservis, les bambaras, les Nilôtes, les Youroubas, les Oulofs, les Swahilis, les Malenkés, les Aithiops, les Issas, les Coptasiens, les Toubous, les Foutas, les Goréens et tant d’autres où s’étaient échinés, pendant des décennies, des générations de missionnaires envoyés par les archevêques de la Ville, vivant de rien, souffrant, mourant, et prêchant la charité… […]
« Six cavaliers descendirent de la Montagne au crépuscule. Dieu avait eu pitié du septième qui chevauchait les nuées, pour l’éternité, à la poursuite des Tchétchènes. » […] »
RASPAIL (Jean), Sept cavaliers quittèrent la ville au crépuscule par la porte de l’Ouest qui n’était plus gardée, 1993, Paris, roman paru aux éditions Robert Laffont, 227 pages, pages 155 à 158, ISBN 978-2-221-10007-3.