« Le fou. »
« […] Il y a le fou, épave humaine que la tempête de la vie avait fait un beau jour échouer dans le quartier, presque devant la porte de Diouldé. Personne n’était capable de dire quand et comment cet homme était venu. Qui était-il ? D’où venait-il ? Personne ne pouvait le dire. Lui qui était devenu comme un monument du quartier, son arrivée n’avait même pas marqué ! Une fois là, personne non plus ne s’était étonné de sa présence. Et personne ne semblait n’en soucier. Mais n(avait-il pas su si bien épouser ce qui se passait ici ? Un arbre n’aurait pas su planter d’aussi profondes racines dans le décor de ce quartier.
D’abord, il avait erré, secouant ses puces ici et là. Un matin, il gesticulait dans telle cour. Un peu plus tard, il égrenait son chapelet dans telle autre. Puis il avait définitivement occupé la rue, ainsi que l’appelaient les riverains, un chemin un peu plus large que les autres chemins. Il l’avait occupée comme une armée. Il apparaissait avec les premiers rayons du soleil, les mains nouées sur le dos, se promenait à grandes enjambées, narguant la paresse de ceux qui ne s’étaient pas encore levé de leur lit : « Celui qui ne se lève pas maintenant ne se lèvera plus jamais » annonçait-il à haute clameur. « J’avertis que je ne n’irai pas au cimetière. N’êtes-vous pas fatigués de mourir, petites gens ? » Aux rares passants, il disait, entre deux rots : « Bonjour, fils ! que mon regard te suive ! » « Bonjour fils ! » même pour les personnes plus âgées que lui. Il continuait sa marche en vrai général inspectant ses troupes. Les portes closes l’irritaient. Il s’y précipitait nerveusement et y donnait des coups, jusqu’au moment où les gens ouvraient. […]
Gare à celui qui l’approche, qui lui parle. Il a pris l’incandescence du soleil qui, lui-même, a pris le milieu du ciel. Ses injures sont chaudes, ses coups brûlants. Attention, il peut un instant quitter la chaussée, taper le crâne du marmot qui traîne, dénouer le pagne de la femme trop téméraire et, la nudité offerte, arroser copieusement la malheureuse de son rire de moquerie dardante. Il peut même prendre quelque homme d’âge mûr par le collet, serrer ferme et exiger sa cola. Il ne demande jamais rien. Il se sert en mangues, manioc, igname sur les nombreux étalages de la rue.
Il s’est assis sous le manguier. Il épluche ses bananes. Il s’en prend aux enfants qui le regardent : « Je ne nourrirai aucun chien errant. Ceux qui ont une mère sont en train de manger chez eux. Si vous en avez une, allez-y. Et je vous adjure, ne convoitez pas la nourriture d’un honnête homme ; la foudre pourrait vous couper le regard. […]
À son réveil, des écuelles renfermant de la frugale nourriture l’entourent. Il mange sans manifester la moindre attitude de gratitude envers ceux qui ont pensé à son vieux ventre. Il a faim. Devant lui, il y a de la nourriture. Quoi de plus ? Cette créature pestilentielle, sans ami, sans parent, sans attache d’aucune sorte, n’a rien perdu de son amour-propre. Lui, qui crèverait de faim si la pitié du quartier s’arrachait un instant de lui, abhorre cette pitié qui le nourrit et méprise d’un mépris souverain ses bienfaiteurs. Il ne saute pas, avide, sur les plats qu’on lui offre et dont il pense que les gens, du fin fond de leur intérieur, font l’étendard de leur générosité. Il ne veut pas donner à ces prétentieux de l’altruisme matière à prétexte pour cajoler leur bonté et fortifier leur bonne conscience. Les plats qu’on lui offre, il les ouvre dignement et les goûte un à un en homme qui sait apprécier à sa juste valeur un bon repas et reconnaître par la seule odeur ceux qui ne valent pas l’ombre d’un intérêt. Il compare, trie, en insistant beaucoup sur la manière dont il a été servi. Il mange avec retenue. Quand il a fini de manger, il repousse royalement les écuelles vides avec ses pieds comme un honorable chef de famille qui fait honneur à ses femmes par le seul fait de goûter à leur cuisine. […]
Étrange complicité que celle qui s’était tacitement établie entre lui et le quartier. Un quartier qui semblait lui avoir dit : « Donne-nous un peu de ta folie, répand-là sur nous. Nous te donnerons en échange quelques grains de notre misère, quelques gouttes de notre pauvreté. […] »
MONÉNEMBO (Tierno), Les crapauds-brousse. , 1979, Paris, éditions du Seuil, réédition aux éditions du Seuil, collection « Points », 185 pages, Chapitre 5, pages 81 à 88. ISBN978-2-7578-1669-1