« VVVF, Villas, voitures, vins, femmes. »
« […] L’homme pensait à ce bon vieux temps où le prédécesseur du Guide Providentiel, le président Oscario de Chiaboulata l’avait fait ministre de la Santé publique. C’était cette époque amusante où lui ne savait pas comment ça se passe. Il avait été servi par la belle curiosité tribale. Rapidement, son ami Chavouala de l’Éducation nationale, lui apprit à tirer les trente-huit ficelles d’un ministère. « Ta situation est payante. Tu dois savoir te débrouiller… »
Les routes allaient dans trois directions, toutes : les femmes, les vins, l’argent. Il fallait être très con pour chercher ailleurs. Ne pas faire comme tout le monde c’est la preuve qu’on est crétin. « … Tu verras : les trucs ne sont pas nombreux pour faire de toi un homme riche, respecté, craint. Car, en fait, dans le système où nous sommes, si on n’est pas craint, on n’est rien. Et dans tout ça, le plus simple c’est le pognon. Le pognon vient de là haut. Tu n’as qu’à bien ouvrir les mains. D’abord tu fabriques des marchés : médicaments, constructions, équipement, missions. Un ministre est formé – Tu dois savoir cette règle du jeu – , un ministre est formé de vingt pour cent des dépenses de son ministère. Si tu as de la poigne, tu peux fatiguer le chiffre à trente voire quarante pour cent. Comme tu es à la Santé, commence par le petit coup de la peinture. Tu choisis une couleur heureuse, tu sors un décret : la peinture blanche pour tous les locaux sanitaires. Tu y verse des millions. Tu mets la main entre les millions et la peinture pour retenir les vingt pour cent. Puis tu viendras aux réparations : là c’est toujours coûteux pour une jeune nation et les chiffres sont faciles à fatiguer. Tu passeras aux cartes, aux tableaux publicitaires : par exemple tu écris dans tout le pays que le moustique est un ennemi du peuple. Tu y mettras facilement huit cents millions. Si tu as une main agile, tu … […] Le travail d’un bon ministre, c’est d’être constamment en mission. Comment j’ai réussi moi ? […] Par exemple, un jour, un type vient me proposer un manuel à mettre au programme des lycées et des collèges. Un vrai travail de cochon : un roman écrit par son cousin et où il y avait des odeurs révolutionnaires. Il offrait trois pour cent. J’ai tiré le chiffre à huit pour cent. Le mec n’y perdait rien puisque, étant ministre de la Culture, il avait fait éditer le roman de son cousin avec l’argent des Affaires culturelles. Huit pour cent contre une simple signature. J’ai patronné le marché de la construction scolaire. Tu peux en faire autant pour les centres médico-sociaux ; il faut construire et nous construisons toujours, parce que cette activité là paye bien son ministre. Enfin, ose, et tu verras comment les petits ruisseaux font de grandes rivières. »
En quatre ans, les petits ruisseaux avaient fait des fleuves. Le docteur commençait à parler des petits ruisseaux qui peuvent faire des mers. Le docteur Tchi, comme on l’appelait à l’époque, mena la vie des VVVF (1) qu’on appelait la vie avec trois V. Il construisit quatre villas, acheta une voiture à huit belles filles. Il construisit la maison pour deux maîtresses : c’était l’époque où les femmes s’appelaient bureaux et où l’on parlait sans gêne d’un neuvième ou dixième bureau. Il vécu une vie vraiment ministérielle.
– Où est-elle ?
On l’avait emmené à poil devant le Guide Providentiel qui n’eut aucun mal à lui sectionner le « Monsieur » pour le mettre en tenue d’accusé, comme on aimait dire ici. Beaucoup de ses orteils étaient restés dans la chambre de torture, il avait d’audacieux lambeaux à la place des lèvres et, à celle des oreilles deux vastes parenthèses de sang mort, les yeux avaient disparu dans le boursouflement excessif du visage, laissant deux rayons de lumière noire dans deux grands trous d’ombre. On se demandait comment une vie pouvait s’entêter à rester au fond d’une épave que même la forme humaine avait fui. Mais la vie des autres est dure. La vie des autres est têtue. […] »
(1) Villas, voitures, vins, femmes.
LABOU TANSI (Sony), La vie et demie. , 1979, Paris, éditions du Seuil, réédité en 1998 dans la collection « Points Seuil », 192 pages, pages 33 à 37.
ISBN 978-2-02-035306-9