« Ce large frappé sans bavures qui plaquait le domino. »
« […] (1945) (1946)
(Double-six ! A l’éclat du coup on reconnaissait la frappe de monsieur Lesprit. Il ne posait pas le domino, il le fracassait. Silacier s’accroupissait – monsieur Lesprit qui ne sait pas que je pousse la pièce mieux que lui – au bas de l’escalier intérieur du Cercle. Une rougeur planait sur le cimetière, derrière, et nimbait l’entour. Seul monsieur Lesprit avait ce large frappé sans bavures qui plaquait le domino sur le centre géométrique de la table, pas un millième de millimètre de bougement ne venant déranger l’ordre de ce commencement. Six-de-cinq ! un claquement comme enroué, c’était la main frêle de monsieur Chanette. Il ne posait pas le domino, il le proposait. Silacier bougea doucement. – Il ne sait pas qu’en dix parties je lui ravage oh pour le moins sept ou huit. – L’odeur du citron vert coupé à l’avance pour le punch montait lente et usante, jusqu’à l’extrême du tenir. Il était six heures et demie, le noir tombait raide, la veillée opaque des lampes mangeait d’un coup la rougeur du dehors et relayait le bruit des dominos jusqu’à l’accroupi clandestin qui surveillait d’en bas et notait les coups. Six-de-quatre – de l’autre côté, le docteur. Un bref trépidement, comme un tremblement d’air sur un coco sec. (Ah ! docteur il faut garder les six, il faut garder les six pour faire bouder. Tu ne comprends pas que c’est le quoi des tactiques, garder les six pour la fin des fins.) La serveuse passait, montait, descendait. Elle faisait partie du rêve de Silacier. Double-cinq. Tapada ! Monsieur Lesprit avait tous les doubles. Depuis le fond de l’Océanie on discute pour savoir si c’est mieux d’avoir les doubles ou de n’avoir pas. Le double fait marquer le pas, mais il faut qu’on te prépare le chemin. Avec le double tu dis à l’autre : reste encore un peu sur le bord. Mais sans double tu peux courir au plus vite. Le double-as te donne chance, mais le double-blanc c’est tray sans marmaille. Double-deux tu danses la ronde, double-trois le pas trébuche à tout coup. Double-quatre la maison est carrée, double-cinq ta guerre a bien profité !
Mais au loin du rêve de Silacier la partie basculait dans le tournoiement, la cascade, l’ivresse, dans la légende plus véritable que toute histoire bien tracée – car, à peine le troisième domino posé, le docteur avait soudainement défié monsieur Lesprit de remporter en qualité de secrétaire de mairie les élections proches.
Et il est vrai que nous ne savons certes pas tresser la paille de nos vies, que nous ne savons pas forger l’écaille de nos toits, que nous ne savons pas même orner les pots pendus à nos futailles, ni haïr des dieux, ni démener nos lois, ni rire en nos aïeux ni pleurer l’enfance future (qui nous dira pourquoi nous chuchotons du fond de nos gorges, pourquoi soudain nous crions des tempêtes sur nos voisins, pourquoi nous délaçons l’ombre qui nous précède et fuyons l’ombre qui nous suit), que nous ne savons pas avec patience tracer au feu les lignes de nos mains ni denteler la poignée de nos coutelas. – Mais il est hors de doute, depuis ces temps que nous venons au vent d’illusion si doucement nommé alizé, il est absolument hors d’aucun doute que nous savons remplir les urnes.
Le docteur était socialiste indépendant gaulliste colonial, monsieur Lesprit était monsieur Lesprit, le maire était le maire, et tout ceci resterait entre gens du Cercle, mais le secrétaire de mairie était aussi le Chronique de la commune, il savait ce qui était « advenu » ou pouvait « advenir » dans cette mairie – avant d’accepter le défi et d’en fixer l’enjeu il exposait honnête au docteur le déroulement des choses, entre deux claquements de dominos comme deux exécutions d’infortunés aventurés trop près des urnes.) […] »
GLISSANT (Édouard), Malemort. , 1975, Paris, aux éditions du Seuil, 233 pages, Deuxième partie « Datations », chapitre « (1945) (1946) », pages 71 et suivantes.
ISBN 978-2-020-04192-0