« Une entreprise de dépossession. »
« […] À l’occasion d’un court séjour dans une section du Musée de l’Homme, juste avant mon départ pour l’Afrique, j’eus l’occasion d’éprouver ma réticence, presque une répulsion, devant ces collections rassemblées au prix de multiple difficultés afin de composer une image des civilisations exotiques. Par un effet d’anticipation, elles m’y apparaissaient déjà mortes. Je ne supportais pas de les voir tout entières contenues, comme dans un digest, à l’intérieur de quelques vitrines organisées avec un louable souci pédagogique. Leur moindre richesse matérielle, rendue ici plus apparente, ne pouvait que s’affirmer au détriment de leurs richesses immatérielles. Et je me demandais si nous accepterions qu’une image globale de la civilisation française fût présentée à des regards étrangers dans des vitrines habilement composées. L’équilibre sera pourtant rétabli lorsque les peuples exotiques auront constitué notre ethnographie et exprimé, par des musées, leur représentation de nos sociétés et de nos cultures. Néanmoins, il restera toujours quelque chose d’inquiétant dans ces « expositions » d’humanités étrangères ; cette fixité, cette composition qui semble définitive et laisse échapper l’insaisissable, à mes yeux essentiel : les changements divers par lesquels une civilisation manifeste sa vitalité et son histoire. Quiconque a vu les tentatives du musée de New York, ou du novateur musée de Neufchâtel, pour donner une voix aux vitrines, a davantage encore ressenti cette gêne, impossible à éluder et si envahissante dans mon propre cas, devant la passivité des objets mis en montre. […] Et j’ai encore le souvenir très exact des efforts entrepris pour venir à bout d’une collection de haches – utilitaires, rituelles et de parade – qui me semblait inépuisable. Toute individualité et signification profonde des objets me paraissait se diluer dans cet effort de recensement minutieux, comme les caractéristiques les plus personnelles s’abolissent dans les inventaires d’identité de la police. Au cours de cette entreprise, je ne parvenais pas à saisir les hommes qui créèrent ces outils ou ces œuvres ayant une valeur artistique. Plus je m’attachais à ceux-ci, plus ceux-là se dérobaient comme derrière un écran.
J’abordai l’Afrique avec la résolution de me pas le laisser prendre au piège des objets. Je restais sur mes gardes. Je ne voulais ni me précipiter sur ce qui est immédiatement saisissable, les manifestations matérielles des civilisations noires, ni participer à une entreprise de dépossession dont les Africains comment à nous demander des comptes.
C’est à Kono, en cette partie de la Guinée forestière […] , que je pus saisir dans leur contexte actuel les œuvres de l’art nègre. Je me trouvais depuis quelques jours au campement du Mont Nimba, lorsqu’un jeune homme d’un village voisin vint me trouver à la nuit tombante. Il exigea de me voir en privé […]. Nous nous retirâmes dans un des pièces de la grande case et mon interlocuteur eut soin de vérifier, menant un remarquable jeu de pantomime, que notre entretien avait lieu sans témoin. […] »
BALANDIER (Georges), Afrique ambiguë, 1957, Paris, aux éditions Plon, réédition Pocket, dans la collection « Terre Humaine – Poche », 2008, 383 pages, une édition augmentée d’une préface inédite de l’auteur et un autoportrait en fin d’ouvrage, pages 136 et suivantes, chapitre IV « Arts perdus ». ISBN 978-2-266-18147-1