« Une sorte de contrat d’existence, inconscient et indéchirable. »
« […] AUTOPORTRAIT
Avant mes vingt ans, c’était la cassure. Celle de la défaite, de l’humiliation ou du lâche soulagement. Ce n’était pas le plus bel âge de ma vie, mais, en un certain sens, son signe puisqu’elle devait s’accomplir au rythme des ruptures. […] Je faisais le choix de partir, tous liens rompus. Pour l’Afrique noire, atteinte au terme d’un voyage lent et presque initiatique : Oran, Tindouf, Atar et Dakar. […]
J’entreprenais de changer de vie. Ce ne fut pas le voyage et le dépaysement qui m’y aidèrent, mais les autres, les Africains. Une sorte de contrat d’existence, inconscient et indéchirable, allait me lier à eux. L’Afrique fut à la fois mon révélateur et mon instituteur. Elle m’imposa une coupure culturelle absolue, elle m’apprit à apprendre – comme ferait un enfant – le codage des sociétés et des civilisations, elle m’enseigna les différences et le refus des hiérarchies de races ou de cultures. C’est par elle que j’acquis la certitude que toute richesse humaine se dit toujours au pluriel, et que le singulier nourrit le dogmatisme qui porte en lui la violence totalitaire.
[…]
Sénégal, Guinée, Côte-d’Ivoire, Cameroun, Gabon et Congo ont marqué les étapes de ce cheminement qui, vu de l’extérieur, semblait conduire « au cœur des ténèbres ». En fait, il suivait des chemins qu’éclaire la lumière de la diversité ; il m’apprenait toujours plus en me rendant davantage solidaire.
C’est que j’accédais à une Afrique en mouvement, qui commençait à briser l’enfermement colonial. Je choisis d’en être l’associé et non le voyeur, devenant ainsi le compagnon de ceux qui allaient faire les indépendances et fonder de nouveaux États. […] j’annonçais la montée des tiers pays, la révolution des tiers exclus de la scène des pouvoirs, et je contribuais alors sans le savoir à donner un nom à cet événement.
Je faisais des découvertes qui n’étaient plus celles des terres inconnues, mais celles des changements et des mutations bouleversant le vieil ordre du monde. […] C’est de cette expérience éclatée que j’ai reçu l’exigence de mieux définir le mouvement des sociétés et des civilisations, de mieux déterminer comment les hommes les produisent sans que leur travail puisse jamais trouver le répit. […] L’Afrique m’a aussi donné un autre regard à porter sur le politique, et non seulement parce que sa libération la faisait génératrice de nations et d’États modernes. Je crois, bien que la méconnaissance puisse donner à mon propos l’aspect du paradoxe, que les peuples noirs africains ont été en longue durée historique de prodigieux technologue du pouvoir. De l’anarchie ordonnée, aux démocraties villageoises, aux royaumes sacrées et aux empires militaires, ils ont tout expérimenté.
C’est en ce savoir que j’ai trouvé l’impulsion m’incitant à une interprétation nouvelle des phénomènes politiques. Elle m’a fait souligner la parenté étroite du pouvoir et du sacré, la place du symbolisme et de la dramatisation dans tout gouvernement des hommes, le jeu sans fin de l’ordre et du désordre dans toute société qui ne se trouve pas tenue sous arrêt de mort. L’Afrique que je découvrais ambiguë me montrait l’ambiguïté toujours présente sur les scènes sociales. Par un mouvement de retour, elle commençait à me contraindre à voir autrement ma propre société ; elle devenait sa révélatrice. […] »
BALANDIER (Georges), Afrique ambiguë, 1957, Paris, aux éditions Plon, réédition Pocket, dans la collection « Terre Humaine – Poche », 2008, 383 pages, une édition augmentée d’une préface inédite de l’auteur et un autoportrait en fin d’ouvrage. ISBN 978-2-266-18147-1