Cycles de conférences
Institut de France, Centre Culturel Franco-Nigérien (CCFN), Service de Coopération et d’Action Culturelle (SCAC), Ambassade de France, Niamey, Niger, Lycée Français La Fontaine, Niger
Niamey, le lundi 4 décembre 2017, 15 heures – 16h30, en salle Polyvalente du Lycée Français La Fontaine – NIGER
Les « zones grises » sont-elles à l’origine des crises africaines ?, par le professeur émérite de Géographie Christian BOUQUET, Université Montaigne de Bordeaux, Centre National de la Recherche Scientifique (CNRS), Laboratoire « Les Afriques dans le monde » (LAM).
Comment définir une « zone grise » ? C’est un territoire ou espace sur lequel l’État a perdu le contrôle (MINASSIAN, BOUQUET 2011). Ce peut être un pays entier (Somalie), une portion majeure d’un pays (Moitié Est de la République Démocratique du Congo, RDC), une frange frontalière éloignée (Lac Tchad), une ville (Molenbeeck en Belgique), une portion d’une ville (Quartiers Nord de Marseille, en France). D’autres acteurs que l’État contrôlent ce territoire : des organisations criminelles, soit mafieuses soit terroristes, des milices armées de mouvements irrédentistes. L’étude quelques cas de « zones grises » va permettre d’en définir les caractéristiques majeures.
SOUDAN (1955-1972 et depuis 1983)
La 1ère crise grave au Soudan éclate en 1955, un an avant l’indépendance du condominium anglo-égyptien de 2,5 millions de km² qu’est le Soudan : elle dure jusqu’en 1972, et oppose déjà des pasteurs du Nord de confession essentiellement musulmane aux agriculteurs du Sud, majoritairement catholiques. La guerre reprend à partir de 1983, dans les mêmes configurations, avec une dynamique supplémentaire liée à la pression démographique et aux conflits d’usage pour les terres et l’eau qu’elle entraîne. Elle s’étend à la région du Darfour située dans la zone de faible pluviométrie. Alors que l’Organisation des Nations Unies (ONU) et ses 15 000 hommes de la MINUAD et l’Union Européenne (UE) et les 3 500 hommes de l’EUFOR n’ont pas réussi à atténuer les tensions, un référendum est organisé et abouti à la scission du pays en deux (2011), rompant ainsi avec le principe de la Charte de l’Organisation de l’Unité Africaine (OUA, 1964) d’intangibilité des frontières. Les gisements pétroliers frontaliers sont coupés en deux mais le Sud-Soudan doit faire transiter son pétrole par le Soudan et Port-Soudan pour l’exporter. La domination du Soudan d’Omar AL-BACHIR reste forte. Seul le front d’Abyei reste encore disputé entre les deux Soudan alors que le Sud-Soudan se déchire dans une guerre civile qui oppose les milices du président avec celle de son ancien Premier Ministre.
Les « zones grises » sont souvent des marges de territoires immenses, sur les lesquelles règnent des milices armées qui vivent de la contrebande des matières premières.
DELTA DU NIGER AU NIGERIA (1967-1971 et depuis 2005)
La 1ère grande crise du delta du Niger éclate entre 1967 et 1970 lors de la guerre d’indépendance du Biafra (Ethnie Ibo). Après une situation génocidaire et 1 million de morts, le gouvernement central d’Abuja reprend le contrôle du Sud-Nigeria et du Delta du Niger. La guérilla reste endémique pendant une trentaine d’années avant de reprendre de l’intensité au début des années 2000. En 2005 les revendications indépendantistes des guérillas du Sud s’accompagnent de revendications environnementales, alors qu’elles reprochent aux Firmes Transnationales (FTN) pétrolières de polluer les littoraux et de détruire les économies traditionnelles de pêche côtière. Les guérillas pratiquent alors le détournement de pétrole (300 fuites graves par an environ), le détournement de pétroliers et la politique d’enlèvement d’otages, et le raffinage clandestin avec revente aux FTN. Le contrôle de l’État central est nul, le Golfe de Guinée devient le 1er spot de piraterie du monde, et l’opération CORYMBE de lutte contre la piraterie maritime dans la région paraît bien dérisoire face à l’ampleur du phénomène.
La faible réponse internationale pour pallier la carence des acteurs nationaux et locaux est une des causes de l’enracinement dans la durée et de la permanence des « zones grises ».
SOMALIE (Depuis 1991)
La Somalie, actuellement fragmentée en trois entités politiques (Somaliland, Puntland et Somalie) présente un cas particulier : elle procède lors de son indépendance d’une union de deux colonies (La Somaliland britannique et la Somalia italienne). Le pays entame rapidement une guerre contre l’Éthiopie afin d’annexer l’Ogaden, une région majoritairement peuplée de Somalis. La guerre dure près de trente ans et s’achève par l’effondrement de la Somalie et de l’Éthiopie. Si cette dernière réussit à se redresser, la Somalie lors de la chute de Syad BARE entre dans une période de chaos dont elle n’est pas sortie. L’intervention internationale (1992) ne permet pas la disparition des seigneurs de la guerre. Aujourd’hui, le pouvoir officiellement reconnu par la communauté internationale ne gouverne que grâce à l’appui de la force de maintien de la paix envoyée par l’Union Africaine et le pouvoir réel ne s’étend guère au-delà de la capitale, Mogadiscio. Au Sud, le mouvement terroriste des Chebabs dirige le pays en menant une guerre d’usure contre les forces kenyanes. Au Nord-Ouest, le Somaliland indépendant de fait en est à sa troisième élection présidentielle réussie et apparaît paradoxalement comme la zone la plus stable de Somalie. Le Puntland (1998) reste une zone de non-droit, foyer de la piraterie maritime. Celle-ci s’est développée en conséquence du pillage des réserves halieutiques par les navires usines des Firmes Transnationales (FTN). L’opération Atalante, menée par la France pour lutter contre la piraterie maritime, a été grossie des forces navales internationales, dont la Chine, dans une région maritime parmi les plus fréquentées du monde. La piraterie s’est légèrement atténuée sous l’effet du contrôle militaire strict par les grandes puissances militaires. L’AMISOM et ses 22 000 hommes de l’UA n’ont pas encore réussi à stabiliser le pays. Le plus grand camp de réfugié du monde (409 000 personnes) se trouve au Kenya et accueille des réfugiés somalis dont le retour n’est pour l’instant pas possible.
Les « zones grises » ne sont pas systématiquement des zones de chaos : le Somaliland sur lequel ne s’exerce plus l’autorité de l’État somalien est une zone de stabilité qui vient de clôturer sa troisième élection présidentielle. Au contraire, la Somalie reconnue par la communauté internationale n’a plus qu’une existence de papier.
RDC
L’instabilité de la République Démocratique du Congo (RDC) débute au cours du processus d’indépendance : dès 1960, le Katanga et le Kasaï sont en situation de sécession de facto, et l’arrivée au pouvoir de MOBUTU ne va faire que camoufler cet état de fait. L’invasion de la RDC après la prise du pouvoir à Kigali (RAWANDA) des Tutsis du Front Patriotique Rwandais (FPR) dirigé alors par Paul KAGAME, la chute de MOBUTU et la prise du pouvoir à Kinshasa par Laurent-Désiré KABILA vont accentuer la partition du pays. La Première Guerre mondiale africaine (1994-1998) et l’instabilité grave dans l’Est de la RDC (Depuis 2005) ont fait près de 6 millions de morts. Aujourd’hui le pays est coupé en deux : dans le Nord-Ouest du pays autour de Kinshasa, le pouvoir central exerce une forme d’autorité. Ailleurs, les régions sont en sécession. Au Kasaï, Katanga, Kivu sont devenus auto-administrées : la présence de vastes richesses minières (Comme le Colombo-Tantalite) exploitées plus ou moins légalement par des FTN ou des despotes voisins (Rwanda, Angola, Ouganda) nourrissent les milices armées qui se partagent le territoire et ses richesses derrière le paravent de milices armées locales aux noms complexes et aux revendications fantaisistes. La force de l’ONU, la MONUSCO, de près de 20 000 hommes (et au coût prohibitif d’1,1 milliards de dollars / an) n’a pas de mandat ni d’équipement pour s’opposer aux seigneurs de la guerre locaux et protéger les populations civiles.
Une zone grise se constitue plus facilement et s’enracine dans la durée quand l’effondrement d’un État présente pour ses voisins un intérêt géostratégique.
LAC TCHAD – NORD NIGERIA et DELTA DU FLEUVE NIGER
Depuis 2011 et le massacre de Baga Kawa (et ses 900 morts), Boko Haram est devenue pour l’opinion publique la principale force de déstabilisation d’Afrique de l’Ouest. L’organisation terroriste a depuis fait allégeance à Daech et s’est constituée elle-aussi en un califat. Les accords régionaux de Yaoundé (Cameroun, 2015) ont permis de mettre en place une force régionale de sécurité : 8 700 hommes environ dont 3 000 soldats Nigérians, autant de Tchadiens, près de 950 Camerounais et 750 Nigériens. Mais les mandats sont encore incomplets : ainsi les forces nigériennes ne bénéficient pas du droit de poursuite en territoire nigérian. Le Niger met en place des centres de déradicalisation (« Les repentis de Diffa ») mais leur succès sera long et difficile à mesurer.
Dans le Sud du Nigeria, une autre zone grise s’est développée depuis la fin de la guerre du Biaffra : le delta du fleuve Niger. La reprise en main du Nord du pays a entraîné aussi des velléités de reprise en main du Sud du pays. 4 000 raffineries illégales ont été détruites depuis 2012, entraînant un fort chômage des plus démunis et une augmentation de l’instabilité. La réponse gouvernementale a été inadaptée et a entraîné des effets contraires à ceux recherchés initialement.
LIBYE
En 2011, une coalition internationale soutenant une rébellion régionale de l’Est de la Libye entraîne la chute du régime kadhafiste et la mort de son dirigeant, Muhammar Kadhafi. Avait-on pensé à l’après-Kadhafi ? 26 millions d’armes ont disparu lors de la chute du dictateur libyen : dès 2014, plusieurs régions entrent en guerre civile contre le pouvoir de transition installé à Tripoli. C’est la deuxième guerre civile libyenne. La Tripolitaine semble tenue par les Frères Musulmans, la Cyrénaïque fait sécession, le Sud du pays est livré à une constellation de milice berbères et Toubou locales qui se livrent à tous les trafics, au premier chef d’entre eux le trafic d’esclaves noirs.
NORD DU MALI
Le Mali devient une zone de fortes turbulences géopolitiques lorsqu’en 2012 les forces séparatistes touarègues de l’Azawag font alliance avec les terroristes islamistes. Les forces conjointes foncent sur Gao, abandonnée par l’armée régulière malienne. Cette dernière renverse lors d’un coup d’État le pouvoir démocratique civil, puis doit céder le pouvoir aux civils d’un gouvernement de transition alors que Tombouctou tombe aux mains des islamistes qui ravagent les lieux de mémoire et de patrimoine. La France intervient en urgence pour défendre Bamako, menacée d’encerclement. Elle est rejointe d’abord par l’armée nigérienne qui sécurise Gao, puis par des éléments de l’armée tchadienne qui participent à la reconquête du Nord-Mali, enfin par des forces de l’Union Africaine sous mandat des Nations Unies (MINUSMA). La création du « G5 Sahel » (Tchad, Niger, Mali, Mauritanie, Burkina Faso) doit entraîner la création d’une force internationale régionale appelée « Force conjointe G5 Sahel », constituée de 5 bataillons opérationnels de 750 hommes chacun. Les 400 millions de dollars nécessaires à son financement sont en passe d’être péniblement réunis, grâce à l’action de coordination de la France et la générosité des monarchies pétrolières du Golfe arabo-persique dont les Émirats Arabes Unis. La France souhaite voir à terme le G5 Sahel soulager puis remplacer les forces de l’opération Barkhane (Coût : 1 milliard de dollars / an) disposées le long de la Bande Sahélo-Saharienne (BSS).
RCA
La République Centrafricaine entre en crise à partir de 2012 quand a lieu un coup d’État mené par une milice essentiellement musulmane venue de centrafricains exilés en Ouganda et au Soudan. C’est la Séléka qui prend le pouvoir à Bangui très rapidement. Tout aussi rapidement une milice contre-insurrectionnelle appelée « Anti-Balaka » contrôle l’Ouest du pays alors que dans Bangui des massacres antimusulmans commencent. La France sollicitée par l’Onu intervient (« Opération Sangaris »), appuyée par un fort contingent de l’armée tchadienne, pour sécuriser et sanctuariser Bangui et les principales villes du pays tandis qu’une force onusienne (MINUSCA) se met en place pour accompagner la transition démocratique. La RCA finance ses multiples insurrections lourdement armées grâce au trafic des « diamants du sang » et de ce fait a été exclu du processus de Kimberley qui impose la traçabilité des diamants et demande l’embargo sur les diamants issus des zones de guerre.
Zones grises : caractéristiques et processus de sortie de crise.
Les « zones grises » sont des régions de non-droit et de prédation. Ce sont des territoires de périphérie ou zone frontalière, victimes d’anciens conflits d’usage, territoires enclavés ou de faible accessibilité, travaillés par des irrédentismes forts, ce sont surtout des territoires abandonnés par l’État. À ce sujet les Plans d’Ajustement Structurel (PAS) mis en œuvre sous l’égide du FMI dans les années 1980 et qui ont entraîné le désengagement des administrations publiques des services sociaux, la baisse drastique des salaires des fonctionnaires et une augmentation inquiétante de la corruption dans l’ensemble des sociétés sont largement responsables de la généralisation des zones grises en Afrique.
Les processus de sortie de crise (Démobilisation désarmement et réinsertion, appelé processus DDR) sont longs et très difficiles. Les seuls en passe de réussir sont ceux de Côte d’Ivoire, et encore avec des soubresauts politiques importants, le pays est loin d’être stabilisé : 64 000 miliciens armés ont été réinsérés, mais seules 34 000 armes ont été récupérées, il reste donc 30 000 armes de guerre aux mains de civils en Côte d’Ivoire. C’est donc un DDR mitigé mais le plus correct de ceux mis en œuvre.
La question de la gouvernance (et celle consubstantielle de la lutte contre la corruption), le déverrouillage des budgets des États (Budgets régaliens pour permettre d’assurer une sécurité effective et sociaux pour répondre aux traumatismes et garantir le développement humain), le développement des relations institutionnelles transfrontalières sont au cœur des réussites sur le long terme des processus de sortie de crise.
Le Sahel voit la prolifération des armes et des mercenaires venus des pays arabes d’Afrique du Nord, mais aussi de Syrie, d’Irak et de combattants internationaux venus du Pakistan d’Afghanistan. L’expulsion plus ou moins négociée du GIA vers le Sud de l’Algérie à la fin de la « décennie noire » (300 000 morts, 1 attentat meurtrier / jour) a participé à la stabilisation de l’Algérie mais à la déstabilisation du Sahel.
L’Union africaine, pourtant engagée de facto par la présence d’armées de ses pays membres dans nombre d’opérations de maintien de la paix (Kenya en Somalie, Tchad au Mali, au Cameroun et au Nigeria), est absente des grandes initiatives de mises en place de sécurité collective : le G5 Sahel est mis en œuvre sous l’action de la France et avec l’appui de l’ONU, l’UA s’étant tenue en marge du processus. Cette absence de l’institution, et de ses membres les plus riches (Algérie, Angola, Afrique du Sud…) est un problème.
Il pèse également sur l’Afrique une lourde hypothèque démographique.
BIBLIOGRAPHIE INDICATIVE
BOUQUET (Christian), « Zones grises, recul de l’État », in, 2011, Diplomatie, n°53, pages 29 à 34.
MICHAILOF (Serge), Africanistan. L’Afrique en crise va-t-elle se retrouver dans nos banlieues ?, Paris, 2015, aux éditions Arthème Fayard, ISBN 978-2-213-68713-3.
MINASSIAN (Gaïdz), Zones grises. Quand les États perdent le contrôle, 2011, Paris, aux éditions Autrement, collection « Frontières », 201 pages, ISBN 978-2746730458
FILMOGRAPHIE INDICATIVE
SCOTT (Ridley), Blackhawk down, 2001, film de guerre, 142 minutes, États-Unis.
ZWICK (Edward) Blood Diamond, 2006, drame, avec Leonardo DI CAPRIO, 142 minutes, États-Unis.
FREEMAN (Paul), Darfour. De sable et de sang, documentaire américain produit par George CLOONEY
Résumé © Erwan BERTHO (2018)
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Conférences BOUQUET Les zones grises en Afrique (2017)
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