« Ce désespoir qui usurpait le nom de foi. »
« […] La nuit était chaude et les rues bondées. Après la guerre qui venait de tailler le pays en pièces, les habitants de Sombé recommençaient à vivre, mais pas comme avant. Ce n’était pas pour aller au restaurant qu’ils sortaient. Ils n’allaient pas voir un film, ni se trémousser au rythme des chansons branchées. Ils allaient dans des temples. Il n’y avait plus que cela, partout. Des églises d’éveil, comme on les appelait. Toutes millénaristes, toutes arc-boutées sur les passages les plus effrayants ou les plus rigides du Livre. Ils n’avaient pas l’intention d’aimer leur prochain comme eux-mêmes. Il n’entrait pas dans leurs projets de trouver ce qui en eux avait été créé à l’image du divin, ce qui était grand et beau, ce qui était lumineux. Tout ce qu’ils voulaient, c’était ériger la noirceur en principe inébranlable. La haine du vivant avait élu domicile dans la cité, et on avait déboulonné tous les lieux de plaisir et de joie. La salle de concerts Boogie Down était désormais une salle de lecture tenue par des évangélistes américains, aussi blancs que des cachets d’aspirine, et aux cheveux d’un roux qui ne ressemblait à rien de ce que nous connaissions par ici. On les voyait souvent rougir douloureusement au soleil, vêtus de chemises blanches à manches courtes et de pantalon noirs, et on se disait qu’ils avaient de bonnes raisons pour venir si loin de chez eux, souffrir sous l’ardent soleil de notre Afrique équatoriale. On supputait abondamment concernant ces raisons que nul ne connaissait. Ceux qui venaient é eux avaient toujours une idée derrière la tête : une idée de voyage au loin, de mariage avec un Étatsunien. Les missionnaires étatsuniens avaient repeint en blanc les murs jadis rouge brique et avaient rebaptisé le leu ÉGLISE DE LA PAROLE LIBÉRATRICE, mais pour tous ceux qui passaient pas là comme pour ceux qui venaient suivre leur enseignement, c’était toujours le Boogie Down. La boîte de nuit le Soul Food avait gardé son nom, pour abriter un centre de rééducation spirituelle, d’inspiration afro-chrétienne. On y enseignait une approche africaine des Écritures, parce qu’il devait y en avoir une. La Cité des Merveilles qui n’était pas un lieu ouvert à tous mais constituait une attraction majeure parce que c’était la plus grande habitation de la ville, était devenue le temple de La Porte Ouverte du Paradis. Il s’agissait d’une maison tenue par un couple de personnes âgées, Papa et Mama Bosangui, spécialisés dans les prières de combat, les ordalies – se rapportant souvent aux démons dissimulés dans les familles -, et des pratiques mystérieuses dont on disait qu’elles vous rendaient riches du jour au lendemain. D’ailleurs, ils roulaient en Jaguar sur l’asphalte défoncé des rues de la ville. Les habitants de Sombé se pressaient vers ces lieux, vêtus de soutanes blanches, rouges ou bleues selon leur obédience. Ils tenaient à la main des cierges noirs qui brûleraient aussi longtemps qu’il le faudrait pour assurer leur salut. Ils n’avaient d’yeux ni pour moi, ni pour rien d’autre que les ténèbres qui s’épaississaient à mesure qu’ils les contemplaient. Ils n’allaient pas se repentir, mais se plaindre. Ils n’allaient pas chercher comment recréer l’harmonie au sein de leurs familles mais comment bouter hors de leur domicile le sorcier qui, ayant pris l’apparence d’un proche, avait précipité leur ruine. Ils n’allaient pas élever leur âme, puisqu’ils n’aspiraient qu’à descendre, toujours plus bas, là où c’était le plus obscur, là où les pulsions de mort se faisaient passer pour des règles de vie honorables. Ceux d’entre eux qui cherchaient sincèrement Dieu espéraient trouver en Lui une sorte de vaisseau spatial vers une planète plus tranquille. Ils en avaient par-dessus la tête de devoir prendre leur vie au collet chaque jour que Nyambey faisait, pour n’arriver à rien. Ils priaient non pas pour demander la force d’affronter la vie, mais pour en être délivrés, pour que tombent enfin les barreaux qu’elle érigeait autour d’eux. Ils voulaient s’évader du monde réel, n’y avoir aucune responsabilité, n’avoir jamais à s’y engager. Ils priaient comme certains se font un fix : pour planer.
Telle était la ville, désormais. Les rebelles et l’armée régulière n’avaient laissé que cela, ce désespoir qui usurpait le nom de foi. […] »
MIANO (Léonora), Contours du jour qui vient, 2006, Paris, aux éditions Plon, collection Press-Pocket n°13253, 249 pages, pages 23 à 25, ISBN 978-2-266-16908-0, 19e Goncourt des Lycéens 2006.
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