« De vaines suppliques au Ciel. »
« […] La ville est restée le souvenir fuyant de ce qu’elle essayait d’être avant le conflit : un endroit où vivre et travailler. Les constructions détruites par les batailles, les émeutes et les pillages dus à la guerre se tiennent comme elles peuvent, éventrées, brûlées, adressant comme les hommes de vaines suppliques au Ciel. Les ornières se sont évidemment creusées. Les dos-d’âne comme les amoncellements d’ordures ont enflé. Les habitants de Sombé sont deux fois plus nombreux qu’auparavant. La guerre a ravagé les campagnes. Les paysans ont vu leurs champs dévastés. Ceux qui n’ont pas quitté le pays se sont agglutinés dans le ventre de la ville, où ils grouillent désormais tels des vers géants. Ils se sont accrochés à chaque millimètre de sa peau dont les pores bouchés ne respirent plus. Ils sont venus dans l’espoir de ramasser des miettes de vie, mais les citadins se les arrachaient déjà. Harassés par le voyage, démunis, ils sont restés sur place, désertés par l’espoir, installés pour jamais dans une espèce d’apnée. Un éclair de conscience furtif les pousse vers La Porte Ouverte du Paradis où se rendent également les notables, pour demander à Dieu d’opérer les miracles que relate le Livre. Que la manne pleuve à nouveau, et qu’Il fasse sortir Son peuple de cette captivité qu’il s’est lui-même forgée. Qu’Il embrase les buissons et fasse entendre Sa voix. Une voix tonne, justement dans les rues, vêtue de blanc, la taille ceinte d’une large bande coton bleu, et les pieds chaussés de ces sandales plates que nous appelons talons de Jésus. Armée d’une cloche et d’une cravache, elle fend la foule des mécréants. Les femmes vêtues de jupes courtes ou de pantalons reçoivent de sa part un coup de baguette bien sec. Qu’elles aillent vite cacher cette chair immonde dont le Créateur les a pétries, Lui qui pouvait très bien les réduire à des gaz. Elles seraient de l’éther ou de l’azote, s’Il l’avait voulu. Je me demande qui délivrera l’Éternel des religions, cependant que la voix couvre les rumeurs de la ville. Elle prétend connaître le sens des textes sacrés. Elle en cite des extraits que les âmes affaiblies par la faim entendent et comprennent comme elles peuvent : Que chacun soit en garde contre son ami, méfiez-vous de tout frère ; car tout frère ne pense qu’à supplanter, tout ami répand la calomnie (1).
La voix marche à travers la ville. Peu importe son visage. Elle est le spectre que tous abritent au plus profond, le prétexte à la haine. Ce pourrait être Colonne du Temple. Ce n’est pas lui. Ce n’est personne que je connaisse et ce sont tous ceux que je connais. Ceux qui cambriolent l’espace qui est le nôtre. Les passants retiennent le son de la voix. Ils conservent dans leur cœur l’étrange injonction : se méfier de son frère plutôt que le garder. Je marche le long du mur d’enceinte de la prison de Sombé. Elle est proche du quartier administratif de la ville. Le mur est haut. On ne voit rien, de l’extérieur. À peine un bout de toit. On ne voit rien, mais on entend. Des cris comme des rugissements. De long sanglots, des plaintes infinies. On se meurt là-dedans avant d’avoir vécu, et les prédicateurs récitent leurs litanies. Nulle pitié pour la longue misère des voleurs de poules enfermés. Nulle compassion pour le grand tremblement des toxicomanes en manque, qui ont raté leur braquage et qui se sont fait prendre. Dehors, sur la poussière, il y a des canettes de bière, des emballages de gâteaux et des arrêtes de poisson. Le commissariat central n’est pas très loin. Une très jeune fille a remonté la jupe de son uniforme. L’ourlet lui balaie le bas des fesses, et rien n’indique qu’elle porte une culotte. Elle a ouvert les trois premiers boutons de son chemisier. Ses seins ne sont que deux petits bourgeons secs, mais cela ne fait rien. Elle ira peut-être au collège cet après-midi. Pour l’heure, il s’agit de trouver de quoi se payer des vêtements, une nouvelle paire de chaussures. Elle avance d’un pas déterminé vers un endroit quelconque où passent des voitures. Nous devons avoir le même âge. Ses sandales usées claquent sur le sol et avalent la poussière qui s’insinue entre le faux cuir et la plante de ses pieds. Elle ne sent pas l’agression des grains de sable. Elle marche seulement jusqu’au bout de la route où son enfance s’est perdue avant d’éclore.
(1) Jérémie, 9,3 […] »
MIANO (Léonora), Contours du jour qui vient, 2006, Paris, aux éditions Plon, collection Press-Pocket n°13253, 249 pages, pages 136 à 139, ISBN 978-2-266-16908-0, 19e Goncourt des Lycéens 2006.