« C’est le cœur ardent que j’étreins puissamment les contours du jour qui vient. »
« […] Cette fois il me semble que tu me voies. Tu me demandes d’une voix douce, baissant à terre la pelle que tu tenais encore levée : Pourquoi t’être absentée si longtemps ma fille ? Ne sais-tu pas que je t’ai cherchée partout le cœur serré d’angoisse ? Jamais je n’ai entendu ces inflexions dans ta voix. Ma solitude, mon errance n’étaient pas vaines, puisqu’elles m’ont menées à ce petit matin où je sais enfin que tu m’aimes. Tu m’as cherchée. […] D’abord, je veux retourner chez Grand-Mère. Mbalè vient avec moi, et le long des sentiers qui nous ramènent à Embènyolo, nous n’échangeons pas une parole. Nous nous tenons par la main. Il n’y a rien de particulier à dire. Puisqu’il m’a entendue te parler tout à l’heure, il connaît déjà une partie de mon histoire. […] Il m’arrive parfois de songer que rien de tout cela ne s’est jamais produit, que j’ai simplement marché, et que je me suis perdue, et que j’ai maintenant retrouvé mon chemin. […] Grand-Mère est étendue là où nous l’avions laissée il y a quelques heures […] Elle ne fait plus un bruit, n’émet pas un souffle. […] Ses traits conservent la douceur et l’espièglerie dont elle faisait preuve hier encore, lorsqu’elle nous racontait l’histoire du plus petit et du plus grand. Nous n’avons pas besoin de lui fermer les yeux, puisqu’elle ne les a plus rouverts depuis hier. […] Quant à toi, je ne sais comment tu prendras la nouvelle de sa mort, ni même si tu seras en mesure de comprendre de quoi il retourne. Voudras-tu donner des gifles à sa dépouille, comme on voit parfois faire ceux qui se sentent abandonnés ? Nous verrons bien. Mbalè s’assied de l’autre côté du corps de Grand-Mère, et comme nous l’entourons tous les deux, je vois que ses yeux brillent un peu. Il ne sait pas quoi dire alors je lui parle de mes figurines. Je lui dis que je voudrais que la première se tienne sur les rives de la Tubé, là où ne pourrons jamais lire l’obituaire des disparus sans sépulture qui forment une nation sous les flots. Il ne faut pas pleurer, geindre inlassablement et perdre au bout du compte la cause même du chagrin. Il faut se souvenir, et puis marcher. Je parle aussi de toi. Toutes ces années, j’ai cru que tu ne m’avais rien donné. Ce n’était pas vrai. Tu m’as donné ce que tu as pu, et ce n’est pas sans valeur. Tu m’as indiqué sans en avoir conscience la voie à ne pas suivre, et je chéris ce savoir que je tiens de toi. Tu vois, maman, à présent c’est mon tour de vivre. J’ai gravi la montagne. Je me tiens maintenant sur l’autre versant du désastre qui n’est pas, comme je l’ai cru, la totalité du lien qui nous unit. Il était seulement comme mon abécédaire, mon tout premier manuel de vie. J’en lirai d’autres encore. Je prends la main de Mbalè, et c’est le cœur ardent que j’étreins puissamment les contours du jour qui vient.
À cette génération, je veux laisser
la parole du poète :
J’ai cette terre pour dictame au matin d’un village
Où un enfant tenait forêt et déhalait rivage
Ne soyez pas les mendiants de l’Univers
L’anse du morne ici recomposée nous donne
L’émail et l’ocre des savanes d’avant temps
Édouard GLISSANT, « Pays »
Pays rêvé, pays réel. […] »
MIANO (Léonora), Contours du jour qui vient, 2006, Paris, aux éditions Plon, collection Press-Pocket n°13253, 249 pages, pages 244 et suivantes, ISBN 978-2-266-16908-0, 19e Goncourt des Lycéens 2006.