« Leur affligeante présence. »
« […] C’est à Kono, en cette partie de la Guinée forestière […] , que je pus saisir dans leur contexte actuel les œuvres de l’art nègre. Je me trouvais depuis quelques jours au campement du Mont Nimba, lorsqu’un jeune homme d’un village voisin vint me trouver à la nuit tombante. Il exigea de me voir en privé […]. Nous nous retirâmes dans un des pièces de la grande case et mon interlocuteur eut soin de vérifier, menant un remarquable jeu de pantomime, que notre entretien avait lieu sans témoin. Il prit un ton solennel pour me dire :
« Tais-toi, c’est dangereux, et regarde ! »
Puis il ajouta :
« Je t’apporte Nyon Néa. »
D’une vieille veste déchirée, en paquet sous son bras, il sortit un masque enveloppé dans un morceau d’étoffe de raphia. Les traits conventionnels, que je devais apprendre à reconnaître par la suite, étaient respectés : longue face oblongue dont les stries parallèles accusent le contour ; yeux étirés, simplement fendus, comme mi-clos ; bouche proéminente ornée de dents d’aluminium. Mais c’était là un objet bâclé, taillé dans un bois médiocre et pelucheux, tout barbouillé d’une encre violette inséparable pour moi de souvenirs d’épicerie-papeterie campagnarde. Malgré les conventions respectées, il ne restait plus rien de ce qui donnait leur valeur aux formes anciennes ; et l’artisan, à défaut de la teinture noire que la vieille patience savait composer, s’était contenté de cette encre achetée chez un traitant du village. L’objet faisait penser à un exercice d’écolier. Je me refusais à croire qu’il pouvait rester le support des forces qui résidaient dans les modèles du passé. Cela semblait trop caricatural pour que pût s’appliquer la vieille formule de transfert de puissance :
Sémè yabé nyon ploki zuki éto yiké zu.
« Que la force (sémè), qui était dans l’ancien masque, entre dans le nouveau ! »
Je tentai de questionner mon interlocuteur. Selon lui, tout était normal : oui, les sacrifices avaient été accomplis (alors que le masque ne portait sur front ni les traces de sang de poulet sacrifié, ni les fragments de cola mâchée pulvérisés par l’officiant) ; oui, le masque avait reçu son nom : « Celle-qui-donne-la-paix » ; oui, la première sortie publique avait eu lieu. Autant d’affirmations suspectes, mais je voulus poursuivre.
– Qui est Nyon Néa ?
– C’est la femme.
– Mais quelle femme ? La femme de qui ?
– Ah ! ça, patron, les « petits » tels que moi ne connaissent plus les affaires des masques comme autrefois… C’est peut-être la femme des initiés.
Nous dûmes en rester là. Mon interlocuteur n’avait qu’une préoccupation en tête : il voulait quelque argent contre son masque – et ce souci se confondait avec une confuse histoire d’honoraires de médecin-magicien à régler. Je cédai en me demandant si, par quelque subterfuge, les objets devenus laids et disponibles à qui veut les prendre n’allaient pas m’imposer leur affligeante présence. […]
Dès qu’ils connurent mon acquisition de l’horrible figure violette – et bien que je n’eusse en rien enfreint le prétendu secret exigé par mon interlocuteur – les villageois pensèrent avoir découvert une de mes faiblesses. Ils tirèrent de leurs corbeilles, où ils gardent hors d’usage les ancêtres des masques actuels, quelques pièces à négocier. Ils me déléguèrent des émissaires […]. »
BALANDIER (Georges), Afrique ambiguë, 1957, Paris, aux éditions Plon, réédition Pocket, dans la collection « Terre Humaine – Poche », 2008, 383 pages, une édition augmentée d’une préface inédite de l’auteur et un autoportrait en fin d’ouvrage, pages 137 et suivantes, chapitre IV « Arts perdus ». ISBN 978-2-266-18147-1