« Et j’ai cru revivre les derniers moments de la vie de Lumumba. »
« […] Quand j’eus totalement repris mes esprits, j’ai vu que je me trouvais sur une petite butte ; je dominais ainsi le champ de bataille comme un général en campagne. Ce que je voyais n’était pas beau : des coups de feu ; des coups de crosse qui s’abattaient sur les hommes, les femmes, les enfants ; les hommes, les femmes, les enfants qui essayaient de fuir. J’étais révolté. Je me suis mis tout d’un coup à penser au coup de brodequin que j’avais reçu dans le postérieur : imaginez si je l’avais reçu par-devant, en plein dans mes bijoux de famille ! M’en serais-je relevé ? Alors la colère monta en moi et je devins furax. Pourquoi des hommes faisaient-ils souffrir d’autres hommes ? Pourquoi tapaient-ils sur ces femmes qu’ils ne connaissaient pas et qui ne leur avaient rien fait ? Ces gens qui ne voulaient que s’exprimer et qui ne voulaient que réclamer la liberté de papa ? Mais au fait, n’était-ce pas la démocratie que réclamaient ces gens ? Si je n’étais pas venu réclamer la liberté de papa, aurais-je reçu ce coup de pied qui aurait pu réduire en compote mes bijoux de famille ? Et soudain ce fut la révélation, l’illumination : nous combattions pour la liberté, nous combattions pour la démocratie. En vérité, ce coup de godasse au popotin m’avait fait comprendre le sens de la démocratie.
Tout d’un coup, j’ai sursauté. J’ai d’abord aperçu un camion militaire non bâché sortir de l’enceinte de la prison pour s’arrêter devant un officier qui donnait des ordres. Immédiatement surgit une femme, éjectée de l’intérieur de l’enceinte, tel un diable à ressort. Je reconnus maman ! Elle s’est jetée sur la plate-forme arrière du véhicule, elle est brutalement repoussée, elle tombe. Mon sang ne fit qu’un tour et je me suis mis à dévaler la petite pente de la butte où je me trouvais. Je courais comme un dératé, ignorant le point de côté qui commençait à me faire mal. Pendant ce temps maman s’était relevée, s’était solidement accrochée à la carrosserie et criait, criait. Je n’ai pas tardé à comprendre pourquoi : papa était là, assis, encadré par des soldats qui se moquaient visiblement de lui, lui tiraient les cheveux, le battaient, lui forçaient une cigarette à travers les lèvres, lui qui ne fumait pas, ce qui n’allait pas sans le brûler. Dans ma course vers le camion j’ai hurlé : « Papa ! papa ! » J’étais presque arrivé lorsque le bahut démarra brutalement, entraînant maman sur plusieurs mètres avant que celle-ci ne lâche prise. Aïe ! Heureusement qu’elle avait solidement attaché son pagne comme les femmes qui se préparent à aller à une bagarre, sinon elle se serait retrouvée sans rien sur elle. Ma tête était comme une aiguille de boussole affolée, tant elle oscillait entre maman et papa. Finalement, avant de me précipiter vers maman, mon esprit grava une dernière vision fugitive de papa, papa attaché, papa humilié mais narquois et digne sous les coups et les injures, papa roulant dans un camion vers une destination inconnue… Et j’ai cru revivre les derniers moments de la vie de Lumumba dont nous avions visionné la cassette deux ou trois fois sous l’insistance de papa qui nous répétait chaque fois qu’il fallait que notre génération connaisse l’histoire de l’Afrique. Lumumba, un combattant de la liberté du temps de grand-père, Lumumba, livré à ses assassins par Mobutu, Lumumba battu, torturé, humilié, Lumumba dans un camion roulant vers sa mort au Katanga. Lumumba ! Papa ! […] »
DONGALA (Emmanuel), Les petits garçons naissent aussi des étoiles. , 1998, Paris, aux éditions Le Serpent à plumes, 317 pages, Chapitre XXII, pages 221&222.
ISBN 2-84261-028-8