COMMENTAIRE D’UN DOCUMENT D’HISTOIRE
« The Sinews of Peace. »
Correction
1. Présentez le document.
Le document intitulé « The Sinews of Peace » est un extrait du discours prononcé le 5 mars 1946 au Westminster College de l’Université de Fulton (Etat du Missouri, Etats-Unis) par l’ancien Premier Ministre de Grande Bretagne et d’Irlande du Nord, Sir Winston Churchill. Il dénonce dans ce discours les exactions commises par les partis communistes des pays d’Europe centrale et orientale avec la bénédiction de l’Armée Rouge.
Winston Churchill, battu l’année passée aux élections législatives britanniques, donne des conférences dans les universités anglophones et se trouve naturellement invité aux Etats-Unis. C’est en 1946 un vieux routier de la politique dans laquelle il est entré à la suite de son père, Lord Randolph, avant la Première Guerre mondiale (1914-1919). Il a déjà joué des rôles de premier plan (Premier Lord de l’Amirauté, 1913-1915) mais c’est la Deuxième Guerre mondiale (1939-1945) qui lui donne l’occasion de montrer son exceptionnelle envergure. Il incarne le « bouledogue britannique » qui refuse la défaite face aux Nazis et promet à son peuple (1940) « du sang, de la sueur et des larmes ». Loin de la caricature du lion acharné Winston Churchill est avant tout un fin politique qui voit avant tout le monde l’atout que représente Charles de Gaulle (18 juin 1940) et la nécessité d’appuyer par tous les moyens Staline et l’Union des Républiques Socialistes Soviétiques (URSS). L’affaire n’allait pourtant pas de soit : en effet Staline avait conclu avec les Nazis un « pacte de non-agression » (Pacte Molotov-Ribbentrop, Moscou 1939) et avait envahi la Pologne (octobre 1939) avant de la dépecer de concert avec le IIIe Reich. Mais agressée à son tour (Juillet 1941, déclenchement de l’opération nazie Barbarossa) l’URSS avait eu besoin des armes américaines et des navires britanniques. Churchill, représentant de la nation la plus libérale et gestionnaire du plus vaste empire colonial du monde, avait compris que la guerre en Europe se jouerait d’abord en URSS. La « Grande Alliance » était née. Cependant la chute du régime nazi (capitulation sans condition du IIIe Reich les 7, 8 et 9 mai 1945) avait laissé les Soviétiques maîtres d’une immense partie de l’Europe. Et les dirigeants britanniques alertaient depuis des mois les Américains sur les violations répétées des droits de l’homme en zone d’occupation soviétique.
Quelle analyse Winston Churchill fait-il de la situation géopolitique mondiale moins d’un an après la fin de la Seconde Guerre mondiale ?
2. A l’aide des informations di document vous montrerez comment Churchill présente l’URSS et vous montrerez pourquoi on peut dire que derrière une présentation nuancée il en fait en réalité une critique très dure.
A la fin de la Seconde Guerre mondiale (1939-1945) l’Union des Républiques Socialistes Soviétiques (URSS) de Staline jouit d’une aura incommensurable. La situation a bien changé depuis 1921 où l’URSS était marginalisée, isolée par un « cordon sanitaire » d’Etats orientaux acquis aux vieilles puissances de l’Ouest. L’URSS c’est d’abord le peuple martyr qui a supporté seul pendant trois ans l’immense effort de guerre nazi. Sur les 60 millions de morts de la guerre près de 50% sont des citoyens soviétiques. En Ukraine 30,000 villages ont été rasé par les armées nazies. Des villes entières sont des ruines (Leningrad soumise à un siège de 900 jours, Stalingrad…). Churchill qui s’apprête à accuser l’Union Soviétique de forfaiture et d’impérialisme n’ignore évidemment pas l’immense prestige de Staline.
C’est pourquoi il commence par rappeler le rôle déterminant de l’URSS dans la victoire. « […] J’éprouve une profonde admiration et un grand respect pour le vaillant peuple russe […] » (Lignes 23 et 24). Il rappelle aussi les liens tissés entre les dirigeants pendant les heures sombres de la guerre : « […] mon camarade de combat, le maréchal Staline […] » (Ligne 24). Churchill fait tout pour distinguer les hommes (le peuple, le maréchal) de l’Etat et des institutions. Car si les hommes sont exempts de reproche les institutions sont coupables.
En effet la critique de Churchill contre les institutions russes et communistes (« […] La Russie soviétique et son organisation communiste internationale […] » Ligne 21) est très violente. Churchill passe en revue toutes les caractéristiques d’un Etat totalitaire pour caractériser les Etats sous contrôle de l’Armée rouge : « […] Dans ces Etats un contrôle est imposé à tout le monde […] » grâce des « […] administrations policières toutes puissantes […] » (Lignes 16 et 17) et bien évidemment les excès suivent immédiatement cette absence de contre-pouvoir car « […] Le pouvoir de l’Etat est exercé sans restriction […] » (Ligne 17). Ces Etats ne sont bien sûr pas des démocraties : « […] des dictateurs […] » ou des « […] des oligarchies compactes […] » répriment leurs peuples cachés derrière un « […] parti politique privilégié […] » (Lignes 17 et 18). Tout le monde en 1946 sait mettre des noms derrière ces expressions : le Kominform regroupe tous les partis communistes de la planète à Moscou sous la houlette du Parti Communiste de l’Union Soviétique (PCUS) dont le bras armé est l’ancienne NKVD devenu le célèbre KGB. Le PCUS est quasiment le seul parti autorisé et ses petits frères d’Europe de l’Est (sous des noms divers) dupliquent dans les Etats libérés puis occupés le modèle idéologique soviétique d’un Etat totalitaire d’extrême gauche.
Or ce n’est tant le modèle en lui-même qui est condamné mais ses effets : « […] Les gens humbles sont confrontés à des difficultés auxquelles ils ne peuvent faire face […] » (Lignes 11 et 12). Staline est accusé de détruire tout ce qui a été acquis si durement dans la lutte contre le régime nazi : « […] Une ombre est tombée sur les scènes qui avaient été si clairement illuminées récemment par la victoire […] » (Ligne 19). D’ailleurs plus le discours se déploie et plus s’estompe l’opposition entre la barbarie nazie émanant d’un régime totalitaire et les régimes communistes : « […] les desseins conçus par des hommes frappés de folie […] » les « […] envies agressives d’Etats puissants […] » qui s’opposent évidemment à la « […] société civilisée […] » (Lignes 10 à 12) font référence au régime nazi. Churchill compare les horreurs de la Seconde Guerre mondiale avec ce qui est perpétré en Europe de l’Est : les Etats communistes eux aussi cherchent à exercer « […] un contrôle totalitaire […] » (Antépénultième phrase du texte), et s’établit à l’Est « […] la sphère soviétique […] » (Ligne 33) dans laquelle on commet des crimes contre les droits de la personne, contre les Allemands dont l’expulsion est qualifiée de « […] mesure atroce et inimaginable […] » (Ligne 39). Ainsi la boucle est bouclée : le régime soviétique totalitaire et meurtrier comme le régime nazi se construit un espace vital en Europe comme le régime nazi avait voulu le faire. Et chacun de comprendre que comme il a fallu prendre les armes contre les Nazis il faudra prendre les armes contre les Soviétiques. Et chacun de comprendre surtout qu’on ne répètera pas l’erreur commise avec Hitler : au lieu d’attendre son attaque il vaudra peut-être mieux prendre ctte fois les devants…
Pour Churchill la « Grande Alliance » est rompue car le pacte de liberté et de valeurs communes établit pendant la Seconde Guerre mondiale est rompu. Et rompu par les dirigeants soviétiques.
3. A l’aide de vos connaissances et des éléments du texte vous expliquerez la phrase suivante : « […] De Stettin dans la Baltique jusqu’à Trieste dans l’Adriatique, un rideau de fer est descendu à travers le continent […] » (Passage en caractère gras).
Le discours de Churchill, véritable démonstration géopolitique, se compose de trois parties : dans la première il fait l’éloge des Etats-Unis (1er paragraphe) faisant le lien entre puissance et responsabilités. Ensuite (Paragraphes 2 à 5) il rappelle les valeurs et les sacrifices des combats de la guerre et introduit l’idée que la situation a changé car il n’y a plus d’ennemis commun : l’URSS hier amie sûre est devenue une des inconnues de cette nouvelle donne stratégique. Enfin dans un troisième moment il condamne le comportement de Staline accusé de renouer avec les méthodes nazies. Pour passer à la condamnation de l’URSS il utilise une image forte. Celle du « rideau de fer ». Il affirme que « […] De Stettin dans la Baltique jusqu’à Trieste dans l’Adriatique, un rideau de fer est descendu à travers le continent […] » (Passage en caractère gras). Dans quelles mesures peut-on affirmer que Churchill fait une analyse honnête de la situation ?
Un « rideau de fer » est-il descendu au travers de l’Europe pour isoler du regard des puissances libérales ce qui se passe dans les « […] anciens Etats de l’Europe centrale et orientale […] » (Ligne 31). Oui bien sûr. Les informations parviennent mais elles émanent des fuyards (Près de 15 millions d’Allemands fuient les territoires occupés par l’Armée Rouge !). Les informations officielles sont filtrées. Les Soviétiques contrôlent leur zone comme une zone militaire. On y rentre difficilement : les autorités politiques polonaises en exil à Londres pendant la guerre n’ont pas reçu des Soviétiques l’autorisation de rentrer dans leur propre pays. Des disparitions suspectes, des exécutions, des relégations s’accumulent. On ne sait toujours pas ce qu’il est advenu des prisonniers de guerre allemands – dont certains ne rentrèrent jamais et moururent dans les camps de concentration stalinien… Oui en ce sens un véritable rideau de fer est descendu en Europe isolant les peuples à l’Est de ce rideau du reste du monde.
Churchill et les dirigeants occidentaux sont-ils dans l’ignorance de ce qui s’y passe ? Non bien sûr. Non parce qu’ils sont destinataires des informations des opposants et de leurs ambassades. Non parce que Churchill avait largement anticipé la réaction russe. Il ne s’était jamais fait d’illusion sur ce que feraient les Russes de leur zone d’occupation en Europe. Pour lui – au contraire de Roosevelt mais pas de Truman – accorder une zone d’occupation en Europe à Staline c’était lui faire cadeau d’une sphère d’influence dont l’URSS n’accepterait pas par la suite d’être dépossédée. Conscient que les territoires libérés deviendraient en fait des sphères d’influence pour les uns et les autres Churchill négocie dès après Yalta avec Staline : il échange avec lui la Grèce (Que les Nazis tiennent solidement pense-t-il et dont les maquis sont acquis au communisme) contre la Yougoslavie (Dont il pense comme Staline qu’elle va être libérée prochainement par les troupes alliées qui viennent d’entrer en Autriche). A ce marché Staline est dupé : la Yougoslavie se libère d’elle-même sous l’égide de Tito et devient d’elle-même communiste. La Grèce est évacuée en catastrophe par les Nazis qui ne veulent pas s’y retrouver prisonniers. Mais Staline tient sa parole. Il n’accorde aucune aide aux insurgés communistes grecs. Ceux-ci aguerris par quatre années d’une guerre de guérilla contre les armées du IIIe Reich ont eu le temps de s’armer, de s’entraîner et de disposer de réseaux en ville et dans les campagnes. L’armée royaliste grecque soutenue par l’Angleterre piétine. La guerre s’éternise. Massacres, exécutions, disparitions, tortures, déportations de villageois… Toute la gamme de la guerre contre insurrectionnelle se décline. Pour donner le change les Anglais organisent des élections toutes aussi truquées que celles que Staline organise de son côté. Les Anglais sont pris à leur propre jeu : engagés dans une guerre qu’ils sont en train de perdre (alors que l’URSS ne fourni aucune aide aux communistes grecs) ils ont besoin de l’appui massif des Etats-Unis. Car la Grèce c’est Chypre et la Crète, deux territoires administrés par les militaires anglais car ils contrôlent la route des Indes et le canal de Suez. L’entrée de la Grèce dans le camp libéral est une nécessité vitale pour la Grande Bretagne.
Fulton c’est donc à la fois la première dénonciation publique de la violation soviétique des accords de Yalta et l’expression « rideau de fer » la synthétise à merveille. Mais c’est aussi la première fois que dans un conflit l’argument idéologique de la guerre des démocraties libérales contre la tyrannie communiste est exprimé. Fulton sert les intérêts de Truman qui souhaite voir les Etats-Unis, traditionnellement réticents aux aventures extérieures, s’engager dans une aide économique massive à destination des Etats d’Europe (Turquie et Grèce comprise). Mais Fulton sert aussi les intérêts britanniques : sauver la Grèce c’est garantir la sécurité du Canal. Il y a donc beaucoup de poudre aux yeux dans le discours de Fulton : Churchill sait que Staline, en ne soutenant pas les insurgés grecs, tient quand même sa parole. Le seul à être floué c’est Roosevelt qui rêvait à Yalta d’un monde de paix et d’intégrité, le monde des « Nations Unies ». Mais il est mort l’année d’avant.
4. A l’aide de vos connaissances et des éléments du texte vous présenterez les étapes de la rupture de la « Grande Alliance ».
La « Grande Alliance », alliance de circonstance entre ces trois Etats antinomiques que sont la Grande Bretagne libérale et impériale, les Etats-Unis libéraux mais anticoloniaux et l’Union des Républiques Socialistes Soviétiques (URSS) communiste et anti impérialiste, ne devait durer que le temps de la lutte contre le régime nazi. Churchill l’avait plus ou moins compris dès Yalta (février 1945). Les Soviétiques – au moins pour se protéger de futures invasions – reconstitueraient une zone tampon entre l’Allemagne et leur territoire national, et cette zone deviendrait vite pour des raisons de sécurité intérieure une sphère d’influence soviétique. Pourtant les Américains furent moins naïfs et moins candides qu’on ne veut bien le dire. La rupture de la « Grande Alliance » ne vient pas de Fulton (1946) ni même des deux doctrines (1947) mais intervient progressivement au cœur même de la Seconde Guerre mondiale.
En effet lorsque les Américains et les Britanniques se retrouvent à Bretton Woods (1944) dans le New Hampshire (Etats-Unis) et y invitent une quarantaine d’Etats partenaires afin de définir les modalités d’organisation de l’économie mondiale après la guerre il est bien évident que ce monde sera libéral. Même si la conférence de Bretton Woods veut d’abord bâtir un monde dans lequel les erreurs des années vingt et trente et la gestion calamiteuse de la crise de 1929 ne puissent plus se reproduire elle bâti quand même un système monétaire international (SMI) basé sur la suprématie du dollar américain, géré par le Fond Monétaire International (FMI, 1945) et le groupe Banque Mondiale (Washington) dominés par les grands Etats capitalistes. La localisation même des conférences (Bretton Woods dans le New Hampshire, San Francisco en Californie) comme des sièges des nouvelles organisations (ONU à New York, institutions de Bretton Woods à Washington) ne laisse aucun doute sur l’orientation économique et politique de l’après guerre. Staline d’ailleurs ne se fait aucun doute. La seule inconnue reste la volonté américaine. A Yalta Staline comprend que les Etats-Unis ne sont pas prêts à se montrer sévères ou tatillons à son égard tant que le Japon n’aura pas été vaincu. Il en profite : les territoires que ses troupes libèrent (Europe de l’Est jusqu’à Berlin, Autriche comprise) sont épurés des résistants maquisards (même communistes) qui auraient pu faire figures de héros, des intellectuels et des opposants politiques. Wallenberg le courageux consul de Suède en Hongrie (Disparition en 1945) est tué pour avoir vu ce genre de liquidation opérée par l’Armée Rouge.
Ainsi avant même la fin de la guerre (2 septembre 1945, Tokyo) la « Grande Alliance » n’existe plus que dans les médias et l’imaginaire des peuples. Churchill enfin assuré de l’appui des Etats-Unis qui viennent de finir la guerre en Asie et engagent le redressement des Etats libérés (Philippines décolonisées en 1945) et l’occupation des puissances vaincues (Procès de Tokyo, 1946-1948) met une fin relative à l’hypocrisie ambiante. C’est le fameux discours de Fulton (1946) sur « le rideau de fer » qui illustre de manière imagée que les Soviétiques n’ont pas libéré mais purement annexé l’Europe de l’Est. Le discours qui assimile la zone communiste à la nuit parle fortement à l’imaginaire des peuples du monde entier qui ont vécu « les années noires » de l’Occupation, comme ont dit en France. A partir de 1946 l’URSS n’est pas encore un ennemi mais n’est déjà plus un allié. En somme la Guerre s’achève véritablement à Fulton quand Churchill invente « l’Ouest » et « l’Est ».
Dernier acte de la rupture c’est la formulation des « doctrines », celle du président démocrate Truman (mars 1947) qui fait des Etats-Unis le rempart universel et inconditionnel de la démocratie où qu’elle soit menacée, et celle de Jdanov (Idéologue du Parti Communiste de l’Union Soviétique, PCUS, octobre 1947) qui présente nommément les Etats-Unis et leurs alliés comme les ennemis à combattre. La désignation explicite des Etats-Unis comme puissance ennemie fait entrer le monde dans la « Guerre Froide ».
5. Conclusion.
Churchill, Prix Nobel de littérature, a plusieurs fois su trouver la formule médiatique qui galvanise les peuples, incarne clairement une situation complexe et fait florès. En ce sens à Fulton ce 5 mars 1946 Winston Churchill écrit littéralement l’histoire qui dès lors se raconte avec ses mots. Pour cela ce texte est évidemment très intéressant. Mais Churchill ne fait pas ici que trouver les mots, il invente un concept géopolitique qui va imprimer durablement esprits et analyses pendant un demi-siècle : il invente « l’Ouest » et « l’Est ». Où qu’on soit dans le monde, au Japon ou au Salvador, si on est dans le camp libéral on est à l’Ouest. Par ce tour de force stylistique Churchill met le Cuba de Castro à l’Est et le Japon à l’Ouest. Comme aujourd’hui parler des Etats du « Nord » et du « Sud » ne renvoi pas à une référence géographique mais bien géopolitique. Ce discours n’a donc pas que la saveur de la trouvaille sémantique mais il se hisse aussi au rang des grandes doctrines géopolitiques du XXe siècle.