HISTORIOGRAPHIE – Romain BERTRAND, « L’Histoire à parts égales » (3/3), « Rien ne doit être tenu pour connu. »

HISTORIOGRAPHIE

ÉPISTÉMOLOGIE DE L’HISTOIRE

Romain BERTRAND, L’histoire à parts égales. Récits d’une rencontre Orient-Occident (XVIe XVIIe siècle). , Paris, 2011

« Rien ne doit être tenu pour connu. »

« […] La première de ces prémisses [fondamentales de l’européocentrisme] pose comme évidente l’unicité – calendaire et métrologique – des arènes de la rencontre. Parce qu’elle tient pour acquise la validité universelle des versions européennes du temps et de l’espace, la prose européocentriste ne s’embarrasse pas de considérations, autres que lapidaires et péjoratives, sur les manières malaises ou javanaises de dater un fait, de jauger une distance, de nommer un peuple ou de situer un pays. En ratifiant sans examen préalable les catégories de l’énonciation coloniale rétrospective des « premiers contacts », elle leur donne pour scène un « lieu commun » : un huis clos qu’elle institue fictivement au singulier. Il n’y a plus, ici, de rencontre entre des mondes, mais simplement un monde de la rencontre – qui n’est, le décor mis à part, que le décalque de celui des Européens. Car ce lieu où tout ressemble à nos pénates, où tout se dit et s’accomplit de façon immédiatement intelligible, est à peu près aussi « dépaysant » qu’un mobile home. […]

La quête un peu trop obstinée de la mention des Européens dans les sources […] finit de fait par assigner à ces dernières le rôle ancillaires de simples arguments d’appoint ou de contrepoint des textes européens. Partir du récit portugais de la conquête de Malacca, tenu pour abriter la vérité chronologique et causale des « faits bruts », puis s’en aller chercher, dans les textes malais, ce que les « vaincus » en ont dit et pensé dans les registres pittoresques du « mythe » et de la fantaisie : le procédé, ancien mais indémodable, conduit à disqualifier sans autre forme de procès les documentations insulindiennes […]

Le pari d’une histoire « symétrique » découle dès lors d’une maxime en apparence simple, mais dont le constant respect n’est pas une mince gageure : ne tenir par avance pour évidente ou universelle aucune catégorie spontanée de l’analyse. Il n’est rien de ce qui nous paraît familier qui ne doive nous devenir étranger. Les modalités du comput du temps, les notions du proche et du lointain, les conceptions de l’intimité et de l’individualité, la grammaire des affections et des appartenances, l’idée même de ce que sont une « culture » et une « nature », le rapport aux morts et aux Anciens : rien ne doit être tenu pour connu […]

Cette ambition d’une histoire banale, à ras des flots, des situations de la rencontre impériale s’inscrit, enfin, sur fond d’une volonté de repeupler la scène de ses interactions. Car celles-ci ne se déploient pas dans un monde purgé de choses et d’objets. Leurs arènes ne sont pas peuplés seulement de princes, de marins et de marchands, mais aussi de mesures de poivre jamais tout à fait de même poids, d’arack et d’étoupe, de sextants et d’astrolabes, de soies de Chine et de velours des Flandres, de datura et de durians. Il nous faut ainsi garder à l’esprit que les choses comptent, que les hommes ne sont souvent que les victimes consentantes de leurs instruments, que leur vie peut ne rien peser face à une vague ou à une fièvre, et que les dominations en apparence les plus implacables ne se soutiennent jamais que d’encre (sic) et de cordages.

[…] Java ne fut pas la récipiendaire passive de la « modernité européenne », mais qu’elle abritait les possibles d’une autre Histoire. […] »

 BERTRAND (2011), pages 11 à 22.

Collecte des extraits  © Erwan BERTHO.

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