« Le bon élève. »
« […] Madame Lafrance […] dit aussi qu’elle est venue pour les « civiliser ». Elle aime beaucoup ce mot. Elle le répète souvent.
C’est donc pour les civiliser qu’on leur a enlevé leurs terres, afin d’y installer des Français venus de France ? Sans doute pour qu’ils aient sous les yeux un exemple vivant de la Civilisation.
Mais l’enfant ne sait pas ce que veut dire au juste ce mot. Est-ce que civiliser veut dire apprendre à être, à vivre comme les Français ?
Alors, cela voudrait dire qu’il faut construire des maisons comme celles des Français, avec des murs de pierre, des meubles et des arrivées d’eau. Dans les douars, on verrait des routes, des trottoirs et de l’électricité. Mais comment ? Comment faire pour que la Civilisation arrive jusqu’à eux ?
Pour bien leur expliquer ce qu’elle attend d’eux, madame Lafrance écrit au tableau :
« Le bon élève est propre.
Il se lave tous les matins.
Il apprend la langue française.
Il sait calculer, cultiver les légumes et les arbres fruitiers.
Il connaît l’Algérie, il aime la France, sa mère patrie.
Il s’applique à devenir un homme utile et honnête. »
L’enfant a compris maintenant. Pour plaire à madame Lafrance ou simplement se hausser à son niveau, il faut se laver, parler sa langue, aimer son pays à elle, et cultiver la terre. C’est cela être Civilisé. Rien que cela.
Mais … comment être en même temps un bon Arabe et un bon Français ?
L’enfant n’ose pas dire à la maîtresse que chez eux, à la maison, tout le monde se lave. Même ceux qui n’ont jamais suivi les cours d’instruction civique à l’école. Bien sûr, il n’y a pas ce robinet qu’on tourne pour faire couler l’eau comme dans les maisons des Français. Mais on va à la fontaine ou à la source et, avec de l’eau ramenée parfois de très loin, on fait ses ablutions avant de prier. Cinq fois par jour, pas seulement le matin. Et l’été, on se baigne et on lave le linge dans l’oued.
Et puis, bien qu’il ne soit jamais allé à l’école des Français, son père sait calculer quand il fait ses achats au souk. Il sait lire, aussi. Il sait lire l’arabe comme son père avant lui, et comme le père de son père.
Chaque soir, à la lumière du quinquet, assis au milieu de la famille rassemblée, il lit le Coran à haute voix.
Ce ne sont pas les Français non plus qui ont appris à son père à irriguer les champs avec l’eau des seguias et à cultiver des légumes dans le petit jardin qu’il entretient autour de la maison.
Quand la terre appartenait à tous, avant que les Roumis ne viennent […] ils allaient cueillir des olives qui, pressées, donnaient une huile d’un vert plus profond que les yeux de la maîtresse. […] »
BEY (Maïssa), Pierre Sang papier ou Cendre. , 2008, Paris, aux éditions de l’Aube, collection « L’Aube poche. » dirigée par Marion HENNEBERT, 206 pages, chapitre XII, page 91 et sq.
ISBN 978-2-7526-0567-2.