« Il nous appartient de faire l’histoire. »
« […] Marobi proposa à son compagnon d’aller dans un shebeen, un de ces bars clandestins où ils se rencontraient tous les week-ends et jours fériés pour oublier leurs soucis, pour essayer de retrouver leur âme au fond d’un verre et, surtout, se retrouver dans une atmosphère fraternelle. Mais même là-bas il fallait faire très attention car il y avait beaucoup d’espions parmi les Noirs ; l’ennemi du Noir n’a-t-il pas été le Noir lui-même, depuis le temps de l’esclavage jusqu’aujourd’hui ? N’empêche que ces shebeens étaient le seul endroit au monde où ils se sentaient vraiment hommes. Le jour, au travail, ils avaient le Blanc en face d’eux et ils devaient jouer le rôle d’oncle Tom, se plier pour ne pas se briser ; le soir à la maison, si on était en congé, on retrouvait sa femme et ses enfants dont les regards insoutenables vous posaient d’une manière insupportable la question de savoir si vraiment vous étiez dignes d’être appelés des hommes, c’est-à-dire les protecteurs de la famille. Et le matin, lorsqu’ils se levaient pour se raser, ils avaient honte de voir leur visage, peur de penser à cette torture mentale qui allait recommencer dans la journée. Alors le soir, pour oublier tout cela, on se retrouvait au shebeen. […]- Vraiment je ne me sens pas bien.- Bois encore, dit Marobi en lui remplissant son verre de bière. Regarde, moi je commence à oublier.- Tu ne comprends rien. Bois, bois, tu ne sais dire que ça. Combien de barils d’alcool dois-je boire pour oublier que je suis un homme….- Si tu veux venger tous les affronts que t’a causés l’histoire, ta vie d’homme n’y suffira pas et je te plains sincèrement. Avant d’accuser ceux qui vendent vos parents partis pour La Mecque y conquérir le titre de Hadj, il faudrait d’abord évoquer la responsabilité de ceux de vos parents ou amis qui y vont tout en sachant ce qu’ils risquent. Aie le courage de reconnaître que peut-être, je dis bien peut-être, l’esclavage n’aurait pas pris cet essor sans la cupidité de certains potentats africains…. »Le monde est une tanière où les plus malins utilisent les autres. Nous nous sommes laissés utiliser pendant longtemps, maintenant que nous avons appris, nous devons aussi savoir utiliser les autres pour pouvoir survivre. Désolé de le dire, mais le monde en est arrivé à ce degré de cynisme »…Après son deuxième repas de la journée, Mayéla se sentait bien mieux. Une bonne nuit de sommeil et il ne resterait rien des épreuves subies, à part les marques de fouet. « Mes stigmates » se dit-il en se moquant un peu de lui-même. La chambre était grande, propre, le lit bien fait, et il y avait un petit coin-toilette pour lui tout seul. Il était servi par une infirmière bien propre et bien belle. C’était cela le pavillon des fonctionnaires ! Il pensa à la salle où il se trouvait ce matin. Comment deux mondes aussi différents pouvaient-ils coexister, l’espace d’un couloir ? C’est cela l’Afrique, se dit-il, un monde sans juste milieu. Où l’on passe brutalement de la grande métropole qui vous rappelle New York par son atmosphère, sa superficialité et son égoïsme, aux villages perdus dans les immenses savanes ou les profondes forêts. L’Afrique des nouvelles bourgeoisies possédantes avec pavillons spéciaux dans les hôpitaux, face à la masse paysanne dépourvue de tout, et s’entassant comme du bétail dans des salles que l’on imagine mal être des salles d’hôpitaux. Et lui, Mayéla di Mayéla, où était-il dans tout cela ? C’était plus facile de combattre les colons blancs que d’imaginer une société nouvelle après leur départ…. »Peut-être l’histoire universelle n’est-elle que l’histoire de quelques métaphores. » Et Kapinga d’ajouter :- … l’histoire de diverses intonations de quelques métaphores. Après tout, pourquoi pas ? Mais cela n’est que coquetterie de littérateur. Moi, je suis plus matérialiste : l’univers est un gigantesque ordinateur où se trouvent réunies toutes les données – et toutes les solutions – du problème. L’histoire est le chemin qui mène de ces données aux solutions, d’où son importance. Tu vois maintenant pourquoi on parle d’un sens de l’histoire. Faire l’histoire n’est rien d’autre qu’imaginer la meilleure programmation des données menant à la meilleure solution. En d’autres termes c’est à nous de choisir, c’est-à-dire qu’il nous appartient de faire l’histoire…. […] »
DONGALA (Emmanuel), Un fusil dans la main un poème dans la poche. , 1973, Paris, aux éditions Albin Michel, réédition aux éditions du Serpent à plumes / éditions du Rocher, (2003), 395 pages.
ISBN 978-2-8426-1461-4