2de – HISTOIRE (15), Les « Lumières » : un nouvel esprit politique et scientifique.
Les « Lumières » caractérisent le mouvement philosophique, scientifique et technique de réforme de l’ordre social et politique en Europe au XVIIIe siècle (1715-1789). À une époque où le cloisonnement entre les disciplines n’est pas encore aussi figé qu’aujourd’hui, le terme de « philosophe » recouvre aussi bien des humanistes engagés dans la défense des découvertes scientifiques que des scientifiques amenés à réfléchir sur les pesanteurs spirituelles et politiques de leur temps. Émilie LE TONNELIER de BRETEUIL, marquise du Châtelet, incarne à la fois le rôle des scientifiques dans la critique politique que celui des femmes comme moteurs du changement dans une société gagnée progressivement par l’ordre bourgeois patriarcal et misogyne.
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Gabrielle Émilie LE TONNELIER de BRETEUIL, marquise du Châtelet, connue sous le nom d’usage d’Émilie du CHÂTELET, fut à bien des égards une femme de son temps : mondaine comme on l’était dans l’aristocratie parisienne à la Régence et aux premiers temps du règne de Louis XV, tenant salon dans son château de Cirey comme d’autres avec elles, dont Madame du DEFFAND, elle prit un amant, VOLTAIRE, comme le faisaient les libertines, les mœurs dans l’aristocratie étaient plus libérées au XVIIIe qu’elles ne le furent au XIXe siècle. Pourtant, elle fut une pionnière. Émilie du CHÂTELET avait la chance de faire partie d’une des plus grandes et des plus anciennes familles de France, ses relations hauts placées lui permettaient d’avoir peu de comptes à rendre.
Élevée avec ses frères, elle reçut la même éducation scientifique qu’eux, fait novateur à une époque où l’éducation des filles de l’aristocratie (Dont la destination première était de faire de beaux mariages) se limitait au latin de la Bible et aux œuvres pieuses ou édifiantes. Son époux, militaire et diplomate, laisse son épouse plus jeune et plus intelligente que lui mener une vie libre. Fait inédit pour une femme, son mémoire du concours de l’Académie des sciences est publié en 1737. Fait inédit encore, elle anime une controverse sur le calcul de la force d’un corps avec le secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences, Jean—Jacques DORTUS de MAIRAN, hostile aux thèses du philosophe allemand LEIBNIZ qu’elle défend dans ses Institutions de Physique (1740). À 40 ans elle est élue membre de l’Académie des sciences de Bologne (Italie), chose impossible en France.
Au final, Émilie du CHÂTELET fut sans doute une femme de son temps, mais la somme des actions qu’elle a réalisées et pour lesquelles elle fut pionnière dépasse et de loin ce qu’elle fit « comme les autres ». Bien sûr, l’immense majorité des femmes de son temps vivait dans des conditions d’éducation frustre, et ne pouvaient en aucun cas prétendre à un statut autre qu’inférieur à celui des hommes. Émilie du CHÂTELET fut donc bien au XVIIIe siècle un cas exceptionnel.
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Maurice – Quentin de LA TOUR peint une Émilie du CHÂTELET à sa table de travail (1ière moitié du XVIIIe siècle, collection privée de CHOISEL, Château de Breteuil, France, détail) qui, tout en reprenant les codes de la représentation des femmes de la noblesse européenne, met en valeur le goût et l’adresse d’Émilie du CHÂTELET dans le domaine des sciences, et de l’étude en général.
Maurice – Quentin de LA TOUR reprend, pour peindre Émilie du CHÂTELET, les codes esthétiques en usage au XVIIIe siècle : la peau blanche d’Émilie du CHÂTELET, le moiré des tissus, les cheveux poudrées et noués, la dentelle, les couleurs vives de la robe sont des signes de noblesse et de richesse. Émilie du CHÂTELET est donc d’abord peinte comme une femme belle. Il n’y a pas jusqu’à l’air pensif et rêveur qui ne corresponde aux stéréotypes de l’Ancien Régime sur la fragilité des femmes et leur inclination naturelle à la mélancolie.
Mais c’est bien la femme de science qui est mise en valeur ici. Le compas, les livres (Dont les Institutions physiques qu’elle fait paraître en 1740), l’orbe céleste (En référence aux travaux de NEWTON, Principia Mathématica, dont elle fut l’une des meilleures traductrices. Publication posthume en 1759 avec un éloge de VOLTAIRE). Émilie du CHÂTELET fut une femme de sciences, mais elle fut avant tout une femme : elle militait pour une meilleure éducation des filles, mais avouait vivre « un âge d’hommes ». Elle ne renonça jamais à la vie mondaine et à l’amour (Elle qui, dans Le discours sur le bonheur, 1779, faisait des passions l’un des ingrédients d ‘une vie réussie), réussissant à trouver une sorte d’équilibre entre son amour de l’étude et son goût pour la vie intellectuelle et mondaine.
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Madame du DEFFAND fut une des figures de la vie intellectuelle et mondaine du XVIIIe siècle les plus importantes. Issue d’une vielle famille de la noblesse militaire médiévale et dotée d’une confortable fortune, elle anima pendant un demi siècle le plus brillant salon intellectuel de Paris, réunissant chaque lundi les figures les plus en vue de la vie philosophique, artistique et politique de France. Elle fut aussi une des plus grandes épistolières de France, racontant dans le style caustique et ironique si cher à une époque, qui fit de la conversation un art de vivre, les cancans de la cour et de la ville.
C’est VOLTAIRE, un proche de Madame du DEFFAND, qui lui présenta Émilie du CHÂTELET. La jalousie de Madame du DEFFAND à l’égard d’Émilie du CHÂTELET fut immédiate et alimenta une partie de sa correspondance. Dans l’extrait de la lettre (Publiée en 1777 par GRIMM) elle brosse un portrait acide de la femme de science. Émilie du CHÂTELET est d’abord une imposture « […] Née sans talent, sans mémoire et sans imagination […] » (Ligne 1), Madame du DEFFAND mêle critique et bons mots de la ville et de la Cour comme le célèbre « […] on en est venu à dire qu’elle étudiait la géométrie pour entendre son livre […] » (Lignes 7 à 9). Madame du DEFFAND concède quelques qualités à Émilie du CHÂTELET, « […] Elle est […] devenue [princesse] non par la grâce de Dieu ni par celle du roi mais par la sienne […] » (Lignes 10 à 12), « […] Belle, magnifique, savante […] » (Ligne 9), mais le qualificatif de « savante » rappelle trop Les Femmes savantes (1672) de MOLIÈRE pour que le compliment ne soit pas à double sens. Mais finalement, Émilie du CHÂTELET ne peut exister que par les hommes : « […] en devenant l’amie éclairée de M. de VOLTAIRE ; c’est lui qui donne de l’éclat à sa vie et c’est à lui qu’elle devra l’immortalité […] » (Lignes 15 à 17). La mauvaise foi transpire dès le début de l’extrait : « […] Le trop d’ardeur pour la représentation lui a cependant un peu nui […] » (Lignes 4 & 5) qui peut paraître piquant venant d’une femme de mœurs très libres comme Madame du DEFFAND et qui conserva toute sa vie le style très « Régence » de collectionner les amants de manière publique.
Madame du DEFFAND semble résumer, dans son portrait d’Émilie du CHÂTELET, tous les préjugés du XVIIIe siècle sur les femmes, montrant a posteriori par là qu’on pouvait être une exceptionnelle épistolière et une grande salonnière sans être plus éclairée que la médiocrité de son siècle. Pourtant la correspondance de Madame du DEFFAND montre aussi une femme d’une grande finesse : elle conversa avec les plus grands, d’ALEMBERT, WALPOLE, et si le plaisir de se faire la messagère des « bons mots » de Paris constitue une motivation suffisante pour médire d’Émilie du CHÂTELET, le sort qu’elle fit à sa nièce, Julie de LESPINASSE, montre que la jalousie (plus que les préjugés) était un puissant moteur pour Madame du DEFFAND. Sans qu’on ait à imaginer qu’elle croyait les ragots qu’on colportait sur Émilie du CHÂTELET.
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Les femmes placées au cœur des réseaux de sociabilité nobiliaire et bourgeois ont été des acteurs majeurs de la diffusion des idées des « Lumières » : mais elles ont été aussi productrices des nouvelles idées politiques et des découvertes scientifiques. La solidarité féminine n’a pas joué et les querelles de personnes dans le petit monde clôt des grandes figures intellectuelles du siècle a souvent pris le pas sur la défense des intérêts des femmes. Émilie du Châtelet incarne ce rôle dynamique et central des femmes dans la production et la diffusion des idées des « Lumières » comme sur l’échelle continentale d’un mouvement de refondation social et politique qui ne se comprend qu’au sein de la « République des lettres ».
© Souleymane ALI YÉRO, Erwan BERTHO & Ronan KOSSOU (2020)
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