« Khady savait qu’elle n’existait pas pour eux. »
« […] La rumeur qui ornait ses songes, vaguement composée de la voix de son mari, de la sienne, de quelques autres encore, anonymes, issues du passé, lui avait donné l’illusion qu’elle parlait de temps en temps.
Une brève mais vive frayeur s’empara d’elle.
Si elle oubliait comment se forment les mots et la façon dont on les sort de soi, sur quel avenir, même pénible, pourrait-elle compter ?
L’engourdissement et l’indifférence la reprirent.
Cependant elle n’essaya pas de prononcer quoi que ce fût, par peur de n’y pas réussir ou qu’un son inquiétant, étranger, parvint à son oreille.
Quand ses beaux-parents, assistés de leurs deux filles qui, cette fois, se contentaient d’écouter en silence, annoncèrent à Khady qu’elle allait partir, ils n’attendaient d’elle aucune réponse puisque ce n’était pas une question qu’ils posaient mais un ordre qu’ils lui donnaient, et bien que l’inquiétude vînt de nouveau troubler son apathie, Khady ne parla pas, ne demanda rien, croyant peut-être se garder ainsi du risque que les intentions qu’on avait à son propos ne se précisent, que son départ ne devînt réel, comme si, se dirait-elle plus tard, les parents de son mari avaient eu le moindre besoin que ses mots répondent aux leurs pour les confirmer dans le bien-fondé ou la réalité de ce qu’ils disaient.
De cela, ils n’avaient aucunement besoin.
Khady savait qu’elle n’existait pas pour eux.
Parce que leur fils unique l’avait épousée en dépit de leurs objections, parce qu’elle n’avait pas enfanté et qu’elle ne jouissait d’aucune protection, ils l’avaient tacitement, naturellement, sans haine ni arrière-pensée, écartée de la communauté humaine, et leurs yeux durcis, étrécis, leurs yeux de vieilles gens qui se posaient sur elle ne distinguaient pas entre cette forme nommée Khady et celles, innombrables, des bêtes et des choses qui se trouvent aussi habiter le monde.
Khady savait qu’ils avaient tort mais qu’elle n’avait aucun moyen de le leur montrer, autre que d’être là dans l’évidence de sa ressemblance avec eux, et sachant que cela n’était pas suffisant elle avait cessé de se soucier de leur prouver son humanité.
Elle écouta donc sans rien dire, détaillant alternativement les jupes imprimées de ses deux belles-sœurs assises sur le vieux canapé de part et d’autre de leurs parents et dont les mains ouvertes reposaient entre les cuisses, paumes en l’air, empreintes d’une ingénuité, d’une fragilité qui n’étaient pas dans le caractère de ces femmes mais en dénonçaient soudain pour Khady celles de leur mort, qui anticipaient et dévoilaient la vulnérabilité innocente de leur figure lorsqu’elles seraient mortes, et ses mains sans défense ressemblaient à celles de son mari, le frère de ses deux femmes, quand la vie d’un coup l’avait quitté, que Khady en eut la gorge serrée.
La voix de sa belle-mère continuait de dérouler, sèche, menaçante, monocorde, ce qui devait être, pensait Khady de loin, de déplaisantes recommandations, mais elle ne faisait plus l’effort de comprendre. […]
Elle ouvrait de nouveau son esprit aux pâles chimères qui lui tenaient lieu de pensées depuis qu’elle habitait chez ces gens, oubliant, incapable même de se rappeler qu’elle l’avait éprouvée, la peur violente qui l’avait traversée quelques minutes plus tôt à l’idée qu’il lui faudrait s’en aller, non qu’elle eût le moindre désir de rester (elle ne désirait rien) mais parce qu’elle avait senti que ces rêveries ne survivraient pas à un tel changement de sa situation, qu’elle aurait à réfléchir, à entreprendre, à décider ne serait-ce que de la direction où porter ses pas et que, dans l’état de langueur qui était le sien, rien n’était plus terrifiant que cette perspective. […] »
N’DIAYE (Marie), Trois femmes puissantes. , 2009, Paris, aux éditions Gallimard, Prix Goncourt 2009, paru en collection « Folio », n°5199, 333 pages, pages 268 à 269. ISBN 978-2-0704-0498