« Le ciel bas de mes souvenirs. »
« […] Et pourtant on ne revient pas impunément sur les traces de son enfance. De mon père, je garde certaines sensations que je n’oublierai jamais, certaines images gravées dans le ciel bas de mes souvenirs. Ses cheveux d’un blanc squelette. Sa carcasse osseuse. Sa démarche rigide qui faisait penser que quelque chose dans l’échine s’était irrémédiablement coincé. Il lui fallait compenser cette raideur dorsale par de larges mouvements de hanches. Je garde dans ma mémoire le souvenir d’un incident qui m’a hanté si souvent par la suite. J’étais dans un bus, sur le retour du lycée, au milieu du brouhaha des copains. Mon frère, que je voyais désormais de loin en loin, était exempté de cours ce jour-là parce qu’il était à l’hôpital pour des examens. Soudain j’ai aperçu mon père marcher le long de la mosquée qui descend sur la plus grande place de la ville. Et, j’ai eu honte de cet homme, de son pas de crabe, de sa démarche heurtée. De sa pauvreté aussi. Il marchait à pied alors que je l’aurai vu volontiers au volant d’une Peugeot – même cabossée. Il ramenait un sommier qui nous faisait défaut à la maison. Il le portait sur la tête, sans doute voulait-il économiser le prix d’un taxi en commun ? Le visage fermé, il marchait lentement. Il manquait à chaque pas de s’écrouler sur son sommier très léger mais très encombrant. Á mes côtés tonnaient les rires de mes camarades. Je ne suis pas descendu pour l’aider. J’ai détourné la tête de peur qu’un copain ne remarque ma gêne, ou pire encore, ne reconnaisse mon père. J’étais presque adulte et j’avais honte de lui. Je suis fils de cette honte et je resterais dans sa geôle jusqu’à la fin de mes jours. Les impressions qui vous façonnent le plus sûrement sont celles qui sont absorbées de bonne heure, inconsciemment. Comme si ce singe monstrueux qu’est la honte me rongeait les entrailles, m’amputait un membre ou me rendait orphelin de mon père. J’étais incapable de m’en accommoder, de faire mine de l’ignorer. Je sais que je vais la trimballer partout cette infamie macérant au creux de mes tripes. Je dois apprendre à vivre avec elle.
L’ai-je surmontée cette honte quinze ans plus tard ? J’en doute. Honte de ses haillons, de sa santé chancelante, de sa démarche déglinguée. Il est des hontes qu’on n’oublie jamais. Dans le vif du présent comme dans les volutes du passé, elles m’accompagnent partout. […] »
WABERI (Abdourahman A.), Passage des larmes. , 2009, Paris, aux éditions Jean-Claude Lattès, 250 pages, chapitre « L’odeur du père. », pages 113 ; 114 et 115.
ISBN 978-2-7096-3107-5