« J’aime mon pays. »
« […] VII
Assis derrière leurs pupitres, bras croisés, les enfants attendent.
Face à eux, sur le tableau noir, au-dessous de la date du jour, soigneusement calligraphiée en lettres cursives, cette phrase : « J’aime mon pays, la France. »
Accrochée sur le panneau droit du tableau, une carte de géographie. C’est la France. Ses plaines et ses montagnes. Ses fleuves et ses rivières. Ses villes et ses villages. Les enfants connaissent maintenant ces mots-là. Parce qu’en France, c’est ainsi qu’on nomme les médinas, les douars, les oueds et les djebels.
Les murs sont nus.
Les rideaux sont tirés sur le soleil et la chaleur.
Les élèves ne bougent pas. Les bras croisés, Ils sont sages. Très sages.
Madame Lafrance entre dans la classe. Tous les écoliers se lèvent. Ils attendent qu’elle leur fasse signe de se rasseoir.
Ils ont les yeux fixés sur la maîtresse.
Elle s’arrête un instant sur le pas de la porte. Elle parcourt la salle des yeux, pour s’assurer de l’ordre que sa seule présence impose.
Elle va vers son bureau.
Elle fait l’appel.
Elle a du mal à prononcer certains noms. Elle doit s’y reprendre à deux fois.
Puis elle demande aux élèves de sortir leurs cahiers. Et, comme chaque lundi, elle commence par la leçon d’instruction civique.
Un à un avant de recopier, les élèves doivent répéter après la maîtresse la phrase écrite au tableau.
« J’aime mon pays, la France. » […]
Il y a ceux – tout au fond de la classe – qui hésitent, trébuchent sur les mots et se font reprendre d’un coup sec de baguette sur le bureau.
L’enfant est de ceux-là.
Les mots qu’il prononce péniblement semblent déplacés dans sa bouche. Échappant à tout contrôle, les voyelles s’insurgent ? Et elles résistent aux efforts pourtant sincères de l’enfant désireux d’apprendre.
Les autres élèves pouffent de rire. Un brouhaha vite jugulé par la voix exaspérée de madame Lafrance.
J’ime mo piyi, la Fronce.
L’enfant, lui, ne rit pas. Les sourcils froncés, il s’obstine. Mais les voyelles restent réticentes.
J’ime mo piyi, la Fronce.
C’est… c’est cette langue. Ces sons… inconnus, étranges. Et ces mots qui restent fermés, hermétiques.
Madame Lafrance vient vers lui. Elle souffre de voir sa belle langue si malmenée. […]
Les consignes sont claires. Proscrire la langue maternelle. Á la rigueur, accepter les mots qui désignent des objets sans équivalent dans les pratiques culinaires et vestimentaires de la mère patrie : « chéchia, sarroual, burnous, couscous, gandoura. »
Ils doivent apprendre à aimer la France en sa langue en elle. En ses ouvrages à elle.
Ils doivent apprendre à respecter la grandeur de la France, à se montrer dignes de ses bienfaits de celle qui les réçoit en ces lieux dédiés au savoir, qui tente péniblement de les arracher à l’ignorance, à la barbarie et aux ténèbres moyenâgeuses dans lesquelles ils croupissent depuis des siècles.
[…]
Au moment où elle monte sur l’estrade, l’enfant debout, d’une voix haute et claire, prononce enfin cette phrase, en détachant les mots : « J’aime mon pays. » […] »
BEY (Maïssa), Pierre Sang papier ou Cendre. , 2008, Paris, aux éditions de l’Aube, collection « L’Aube poche. » dirigée par Marion HENNEBERT, 206 pages, chapitre VII, page 53 et sq. ISBN 978-2-7526-0567-2.