« Les Kémites et Babylone. »
« […] Ainsi, dès son plus jeune âge, Amandla avait appris qu’être kémite n’était comparable à rien d’autre, qu’il fallait dire kémite, pas noir, parce que d’autres peuples avaient la peau noire, sans être des Kémites, qui étaient un peuple unique, les seuls dont on ait dit un jour, qu’ils n’étaient pas des humains. […] Ils étaient les seuls qu’on ait réduits en esclavage, sur la base unique de leur carnation. Leur apport aux avancées humaines était nié, pas seulement tu, nié, comme s’il était possible que des hommes soient venus sur la terre pour ne rien y faire. C’était pour les Kémites seuls, qu’on avait légalisé la ségrégation raciale. C’était d’eux, seulement d’eux, qu’on disait qu’ils étaient maudits par la volonté de Dieu, destinés pour jamais à servir les autres. […] La couleur noire symbolisait le mal. Elle était le sceau du diable. Aucun Kémite ne devait ignorer que le monde le voyait ainsi, comme un être sale, inférieur. […] On ne fraternisait qu’en parole avec les Kémites, ils amusaient la galerie, servaient de faire-valoir. Ils étaient d’éternels épouvantails.
La jeune femme soupira. Elle prit congé de sa mère, songeant que cette dernière avait au moins réussi une chose, puisqu’elle lui avait passé ce flambeau. […] Elle avait fait ce qu’elle avait pu. Sa démarche était trop isolée, dans un environnement d’anciens captifs atteints du syndrome de Stockholm. Ils étaient amoureux de leurs tortionnaires. Même quand ils prétendaient les détester, ils ne tournaient leurs regards que vers eux. La descendance des maîtres en avait conscience. Elle se gaussait. Pour pimenter le jeu, elle offrait quelques strapontins, évoquait la discrimination positive. Rien qui lui coûte. […] Il n’y avait pas de Kémites, au conseil d’administration des grandes banques, […], pas de Kémites à la tête des grands partis, quel que soit leur bord. Pas l’ombre d’un Kémite, pour porter la parole des syndicats importants, […]. Bien sûr, il y en aurait à la télévision. Sous peu ils seraient même légion. Qu’avait-on à craindre d’eux ? Ils n’avaient rien à imposer : leurs religions, leurs noms, leur mode de pensée, étaient maintenant empruntés aux autres. […] L’âme kémite était désormais un logiciel infesté de virus : division, méconnaissance de soi, acceptation de l’injure comme vérité.
Par exemple, on avait fait tout un tapage, autour de la présentation du journal télévisé du soir par un Kémite. On n’avait pas précisé qu’il était temps. Après que le troisième millénaire entamait sa première enjambée, on faisait un barouf de tous les diables à propos de l’événement. Un journaliste noir. On ne savait même pas que cela pouvait exister. Le soir de la première, puisqu’il était question de spectacle, les Kémites d’ici avaient retenu leur souffle, croisé les doigts, fait brûlé des cierges. Pourvu qu’il soit bon. Qu’il fasse honneur à la couleur. Il avait tenu le pari. Le frangin était bien formé, compétent, très à l’aise. Il avait du métier, il était prêt, méritait sa place, montrait que les siens étaient des égaux des autres. En principe, l’évolution des espèces demandait du temps. Or, au bout de quelques générations seulement, les Kémites étaient déjà au niveau. C’était une performance. Il fallait la saluer : le nègre, enfin homme devenu. […] Ce n’était pas ce qu’Amandla avait vu. Son attention s’était fixée sur toutes les autres choses. Celles que personne d’autre ne semblait avoir notées. Le frangin était beau. Traits réguliers, nez présentable, raisonnablement lippu. Même le noir de sa peau avait une sorte de flamboyance. Il ne s’agissait pas d’une de ces carnations sombres, charbonneuses, repoussantes. Par ailleurs c’était l’été. La doublure estivale pouvait être un bel homme noir. La saison autorisait la détente, un brin de folie. Les beaux jours étaient passés, il avait bien fallu que la rentrée arrive, que le sérieux reprenne le dessus. Le frangin bien formé, compétent, avait dû exercer ses talents en binôme, sur d’autres programmes que le prestigieux 20 heures. […] On n’était toujours pas prêt à confier une émission importante à un homme noir. Dans cette société patriarcale, cette impossibilité avait un sens. Le maître de céans, l’homme blanc, conservait son rang, ses prérogatives. […] »
MIANO (Léonora), Tels des astres éteints. , 2008, Paris, paru aux éditions Plon, dans la collection Pocket (2010), 377 pages, pages 90 à 95. ISBN 978-2-266-19375-7 www.leonoramiano.com