« La mort parmi les vivants. »
« […] L’escalier roulant était encore en panne. L’écriteau le disait en cours de maintenance. Des sans-abris étaient étendus sous des couvertures crasseuses. Un rat filait vers son trou. Une odeur de pourriture imprégnait l’atmosphère. Plus personne ne faisait attention à tout cela. La mort déambulait depuis longtemps parmi les vivants. Ses manifestations faisaient partie du paysage. […] Quand Shrapnel était arrivé au Nord, ces scènes l’avaient ébranlé. Au cours des premiers mois, il était entré dans une sorte de déprime. […] Après de rudes aventures au cours desquelles il avait dû changer trois fois d’identité. Traverser plusieurs pays. Il était venu au Nord pour y trouver des réponses. Tournant en rond dans le studio d’Amok qui l’hébergeait alors, il disait ne pas comprendre. Alors c’était ça, le Nord ? Un endroit où on enjambait des corps humains comme si de rien n’était sans se soucier de savoir s’ils étaient encore en vie. Tout ce que le Nord avait produit pour lui-même et pour les siens, c’était la froideur et la misère. C’était pour parvenir à ce résultat qu’on avait soumis tant de peuples. Dérobé leurs richesses. C’était seulement pour cela qu’on avait muselé les totems et injurié les dieux. Dans la rue, le regard de Shrapnel s’attachait à des visages ordinaires. Le Nord était rempli de petites gens montant chaque jour à l’assaut d’un futur qui les fuyait en s’esclaffant. Ils ne savaient rien de l’Histoire. Ils n’étaient pas là quand on avait envahi le Continent. Quand on s’en était partagé les terres. Ils n’étaient pas là. Quand on avait brûlé les villages au napalm. Émasculé des hommes pour s’amuser. Assassiné les indépendantistes. D’ailleurs ils ne les connaissaient pas. Ces indépendantistes du Continent. Ils ne savaient rien des matières premières subtilisées. Des dictatures fabriquées et maintenues. On ne leur avait pas demandé leur avis. Ils ne savaient pas que ceux qui balayaient les trottoirs de leurs métropoles étaient fils du Mandingue. Descendants d’un grand empire. Ils ignoraient que ces noms qui leur écorchaient les lèvres étaient ceux de princes et de guerriers. Ils méconnaissaient les crimes perpétrés en leur nom avant-hier. Hier. Il y a avait seulement une minute. Les masses du Nord étaient là. Dans les sections orientales de l’intra muros. Vêtues comme elles pouvaient l’être. Quêtant leur pitance où elles le devaient. Sans véritables garanties. Il n’y avait pas dans le Nord qui s’étirait devant ses yeux de Subsaharien, plus de lendemains que là d’où il venait. Nulle part, il ne voyait l’argent du Continent. On avait abattu Shabaka. Sa dépouille n’avait même pas servi à bâtir quoi que ce soit de valable. […] Shrapnel regardait les gens. Il les écoutait. Il se disait que ce n’était pas possible. Ils baragouinaient tout juste une langue pour laquelle des multitudes avaient été battues. Sommées d’oublier la leur. […] Le jeune homme s’était senti le dindon d’une farce gigantesque. Un temps il avait douté de ses ancêtres. S’ils avaient pu se laisser subjuguer et vaincre par les bâtisseurs du néant qui s’étalait devant lui, ils n’étaient rien. S’ils avaient pu se croire inférieurs à des gens qui laissaient mourir leurs semblables sur des quais de métro ou habiter des caravanes à la sortie des villes, ils avaient mérité de disparaître.
Il n’y avait que des hordes de travailleurs pauvres vivotant au jour le jour. Il n’y avait que des demandeurs d’emploi dont nul n’entendait la clameur. […] Le Nord était un échec. C’était en pure perte qu’il avait terrassé le Continent. […] C’était une chose d’avoir été fasciné par les tours de prestidigitation d’hier. A présent se laisser abuser était une faute. Tout ce que le Nord faisait encore subir au Continent n’était possible qu’avec la permission de ses populations. […] Son statut de travailleur clandestin […] avait modifié sa perception des choses. La misère qu’il observait autour de lui n’était pas accidentelle. Elle était voulue. Si le Nord s’était permis de cracher à la face du monde, c’était parce qu’il le faisait tous les jours chez lui. C’était d’abord sur son propre territoire qu’il avait balayé les identités. Massacré des communautés. Exploité les faibles. Il s’était fait la main sur ses populations avant d’aller déféquer sur la figure des autres. […] »
MIANO (Léonora), Tels des astres éteints. , 2008, Paris, paru aux éditions Plon, dans la collection Pocket (2010), 377 pages, pages 124 à 128. ISBN 978-2-266-19375-7 www.leonoramiano.com