« Le cœur en lambeaux. »
« […] On avait fait jouer les relations pour lui obtenir une bourse du gouvernement. Finalement c’était une bonne idée de fréquenter les lycées publics. Le dossier de demande de bourse n’aurait pas été accessible autrement. Or, tous les passe-droits étaient bons à prendre. Un visage vint soudain danser derrière les paupières mi-closes du jeune homme. Il revit un adolescent devant les bureaux du ministère de l’enseignement supérieur. Ceux qui avaient déposés une demande de bourse devaient enfin savoir si elle leur serait allouée. Ils sauraient si l’Etat les autorisait à quitter le pays pour acquérir au Nord une formation qu’on n’avait guère jugé utile de rendre accessible sur place. Les enseignements locaux en ce qui concernait les études universitaires se limitaient à une façade. On faisait semblant de disposer d’une université. On feignait d’y enseigner. On y délivrait de prétendus diplômes. Et pour obtenir ces titres sans valeur, il fallait payer de sa personne. Ces résultats obtenus bien plus péniblement qu’à la sueur de leur front, les étudiants les appelaient : moyennes sexuellement transmissibles. L’adolescent dont le visage lui revenait portait un t-shirt rouge élimé mais très propre. […] Le garçon attendait à l’écart des autres. A l’évidence, il n’avait pas envie de se joindre aux jeunes insouciants qui échangeaient des plaisanteries devant le ministère. Amok non plus n’avait pas le cœur à rire. Il s’était tout naturellement rapproché de l’esseulé.
D’abord, ils ne s’étaient rien dit. Ils avaient gardé les yeux rivés sur la porte du ministère. […] Au bout d’un moment, Amok et l’autre garçon s’étaient mis à parler. Il ne savait plus qui avait prononcé la première parole ni ce qu’elle avait été. […] C’était le prénom du garçon qui rendait son identité tellement inoubliable. Il s’appelait Charles-Bronson. Son patronyme venait ensuite. Amok et ses copains avaient bien ri en entendant ce prénom. […] En écoutant Charles-Bronson, Amok avait moins ri. Le garçon était issu d’un milieu très pauvre. Une famille de petits paysans. Il était le premier d’une innombrable fratrie à avoir la chance d’aller à l’université. S’il n’obtenait pas de bourse, ses parents qui ne pouvaient payer ses études lui demanderaient de travailler. Pour eux, les années passées au lycée avaient été assez longues. Ils ne voyaient pas ce que cela rapporterait de continuer à s’instruire quand on savait déjà lire et compter. Ils ne savaient pas lire. Ce savoir leur était parfaitement inutile pour appréhender les réalités d’un pays où le mérite ne servait à rien. Le nom faisait tout. […] Charles-Bronson aimait les sciences dures. Il rêvait de faire de la recherche. Pour les siens cela ne voulait absolument rien dire. Ses parents s’étaient concertés. Un conseil de famille s’était tenu. Réunissant les oncles les plus éloignés. Ils étaient arrivés à la conclusion qu’il ne serait pas bon d’entraver le destin d’un enfant doté d’une telle intelligence. Il fallait laisser la décision au Créateur. S’Il le voulait, le gosse aurait sa bourse pour étudier au loin. S’Il lui refusait l’allocation, il mènerait une vie d’homme. Pendant que Charles-Bronson tremblait, attendant que les fonctionnaires de service se décident à annoncer les noms des boursiers, Amok se noyait intérieurement dans sa honte. Il savait qu’il aurait sa bourse. Si on n’en donnait qu’une, ce serait la sienne. […] En début d’après-midi, on avait daigné lire la liste des élus. Des centaines de jeunes attendaient depuis l’aurore. Le nom de Charles-Bronson n’avait pas été lu. Il n’avait pas pu retenir ses larmes mais il avait tenu à féliciter Amok. Il l’avait fait sans amertume. Il n’avait pas eu de chance. C’était tout. Sa tristesse totalement dénuée de rancœur avait laissé le cœur d’Amok en lambeaux. […] Charles-Bronson le félicitait. Il lui serrait la main. Il le regardait au fond des yeux. Il lui demandait de l’honorer là-bas. Chez les Blancs. […] Pour lui, si l’adolescent lui avait demandé cela, c’était uniquement parce qu’il ignorait à quel point Amok était avarié. […] Une odeur de pourriture leur collait à la peau. […] Il ne pouvait faire honneur à Charles-Bronson. La moisissure s’était penchée sur son berceau. […] »
MIANO (Léonora), Tels des astres éteints. , 2008, Paris, paru aux éditions Plon, dans la collection Pocket (2010), 377 pages, pages 36 à 39. ISBN 978-2-266-19375-7 www.leonoramiano.com