« Le théâtre de ton périple. »
« […] Ton programme tient en deux mots, ma tendre Malaïka. Retrouver la trace de ta mère première, la femme sans visage, inaccessible à ce jour. Celle qui t’a abandonnée pour des raisons que tu ignores. Recouvrer son nom, son visage, sa silhouette, au pire sa pierre tombale. Repérer quelques empreintes et quelques balises dans la brume et le brouillard qui sont des sables mouvants autrement plus instables que les dunes de nos déserts. Récupérer quelque chose qui puisse éponger ta douleur et justifier ce pèlerinage, tel est ton but, n’est-ce pas, Maya ? Mieux qu’un pèlerinage, c’est l’appel du sang, la quête des origines, la grève vers laquelle tendent les vagues de tes jours. Pour t’acquitter de cette tâche, tu n’as pas de méthode, pas de sésame. Tu vas te fier à ta bonne étoile, comme d’habitude. Tu commenceras par dresser pour un temps la tente du voyage, te fondre dans le paysage, apprendre à te faire accepter tout en prenant des précautions de Massaï. Tu sais te mouvoir parmi les corps vivants, muer en grain de sable parmi le gravier que l’océan pousse devant sa porte, obtenir du cliché un tirage neuf. Te rouler dans la neige changeante qui ourle les prés. Respirer à pleines narines le vent iodé qui balaie tes mèches en arrière et concasse les branches tombées des rares arbres comme autant d’étoiles chues de la cage du ciel où un essaim d’astres minuscules reste toujours captif. Démonter la tente, poursuivre la migration des saisons, la promesse des pâturages, la rumeur des nuages sans nombre. Eviter le vent marin, ennemi des secrets, comme les baisers du froid.
Le théâtre de ton périple est d’ores et déjà dressé dans ce coin de France. Tu as un solide avantage, Maya. Tu as la couleur locale, tu le sais bien. Tant que tu n’ouvres pas la bouche, personne ne peut soupçonner ton statut d’étrangère, source de maints privilèges. Tu te tais le plus souvent ou alors tu t’exprimes dans un français sommaire aussi solide que possible. Tu essaies de gommer ton accent qui sonne très lointain car il n’était pas aisé de trouver un professeur pour t’enseigner les rudiments de cette langue – tes parents tenaient à ce que tu l’apprennes ne serait-ce qu’à cause de ton histoire. […] »
WABERI (Abdourahman), Aux Etats-Unis d’Afrique. , 2006, Paris, aux éditions Jean-Claude Lattès, rééditions chez Actes Sud en 2008. Chapitre 28, pages 149 à 151.
ISBN 978-2-7427-7517-0