« Une réflexion qui ne sait qu’osciller entre deux extrêmes. »
« […] Il est habituel, depuis la fin des années quatre-vingt, d’entendre des intellectuels africains en vue se poser avec angoisse toutes sortes de questions sur l’avenir de leur continent. Dans un ouvrage solide mais moins médiatisé que ceux de Daniel Etounga-Manguelle[1] et Axelle Kabou[2], le pasteur zaïrois Kä Mana[3] s’est demandé le plus sérieusement du monde si l’Afrique avait quelque chance de survivre à ses calamités naturelles et politiques. Ces interrogations ont suscité des réponses variées et parfois complètement loufoques. L’hypothèse d’un retour au néant originel a fait saliver certains économistes et on sait que de prétendus penseurs américains ont élaboré, à toutes fins utiles, des scénarios de repeuplement de l’Afrique. Il n’est guère étonnant que de telles inepties aient donné plus de force à une mouvance que l’on peut nommer cheikh antaïste et qui, sans jamais utiliser le terme, se réclame d’une négritude radicale et particulièrement agressive.
[…] Il s’agit pour l’essentiel de savoir s’il est encore possible d’aimer un continent en si piteux état et où la bonne volonté se heurte partout à tant d’impasses.
Pourtant dans cette curieuse affaire, il n’y a peut-être pas deux camps mais un seul, celui des schizophrènes. Á peine a-t-on fini de dire « nous sommes les pires » que l’on entend l’écho de sa propre voix soutenir le contraire. Et l’on se surprend à répéter avec lui que, « oui, nous sommes assurément les meilleurs ». Tout ce monde a un maître insolite et secret, Aimé Césaire. Pour le poète, ses frères de race sont véritablement les fils aînés de la terre. Et, inversant hardiment les rôles historiques, il les exhorte à se montrer magnanimes : « Pitié pour nos vainqueurs omniscients et naïfs ! »
Mais une réflexion qui ne sait qu’osciller entre deux extrêmes ne dégénère pas seulement en hallucination, elle finit surtout par être aspirée dans un trou noir où plus rien n’a de sens. […] On a parfois l’impression qu’en raison d’une histoire douloureuse, les Africains ne peuvent pas se résoudre à découpler le passé du présent pour faire face à leur destin, dans la fière solitude des esprits libres, sans jamais se laisser fasciner par le regard de l’Autre.
[…] L’Afrique n’est pas un Eden où des sauvages beaux et nonchalants accueillent en frères tous les étrangers. Elle n’est pas non plus une colossale poche de pus sur la surface de la terre. Le principal mérite de ce livre est de dire que le continent africain est pareil aux autres, qu’en ce lieu banal c’est-à-dire tout juste humain, on peut se sentir bien ou non, sans que cela ait une signification politique quelconque. Il est parfaitement insensé d’être à Alger, Bujumbura ou Maputo et de jouer à se croire ailleurs que sur la terre des hommes. Tout ce livre se résume à ceci […] Le procès, nécessaire et légitime de l’État africain moderne ne sert pas ici d’alibi à des graves délires idéologiques. Á aucun moment il n’est suggéré on ne sait quelle continuité métaphysique entre la traite négrière, la colonisation et les tristes indépendances des années 1960. […]
[…] Rien n’est plus désespérant, en fin de compte, que de voir tant de peuples se croiser sans jamais se rencontrer pour de vrai. Et pourtant chacun se rend mieux compte aujourd’hui, dans notre monde unipolaire, des dangers que l’ignorance de l’Autre fait courir à l’humanité entière. […] »
ROBERT (Anne-Cécile), L’Afrique au secours de l’Occident. , 2006, Paris, Les éditions de l’Atelier, 208 pages en format poche, pages 9 à 18. Préface de Boubacar Boris DIOP, auteur notamment de Le Temps de Tamango (1981) et Le Cavalier et son ombre (1997).
ISBN 2-7082-3864-7
[1] ETOUNGA-MANGUELLE (Daniel), L’Afrique a-t-elle besoin d’un programme d’ajustement structurel ?, 1991, Ivry-sur-Seine, aux Éditions nouvelles du Sud.
[2] KABOU (Axelle), Et si l’Afrique refusait le développement ?, 1990, Paris, aux éditions de L’Harmattan.
[3] MANA (Kä), L’Afrique va-t-elle mourir ? , 1993, Paris, aux éditions Karthala.