« Une joie dure. »
« […] 10 Troisième monologue de Zoulikha
A la ferme, chez mon père, le jour où je quittai l’école (l’école française, bien sûr !), mon père donc était si fier de répéter partout : « La première Araba, ma fille, à avoir eu son certificat d’études dans la région, peut-être même dans tout le département ! » Ce jour-là, je me souviens, je sautillais sur le sentier et je remontais la colline. Il faisait beau, je revois la lumière de cette fin de journée de juin. Au village, mon père avait gardé mon livre de prix pour le montrer aux boutiquiers kabyles, ses amis. Moi, je portais des souliers neufs, j’avais treize ans et demi ; j’en paraissais peut-être seize. Soudain, un paysan, la bêche sur l’épaule et un large chapeau de paille sur sa coiffe blanche, passa en sens inverse, et presque me frôla. Ses yeux insolents posés sur moi, il me fixa nettement, sans s’arrêter, peut-être en ralentissant, puis, crachant ostensiblement sur le côté de la route, il murmura entre ses dents : – La fille Chaieb déguisée en Roumia ! En s’éloignant, il cracha de nouveau. Et, pour manifester davantage son mépris, il changea de côté pour poursuivre son chemin. Car moi, devant l’insulte si brusque, je m’étais arrêtée net. Figée, je crois, étais-je, mais aussi, par esprit de contradiction, je me sentis presque heureuse : je me dis, une seconde, que c’était vrai, j’étais « déguisée », mais à force de narguer les colons et leurs femmes, à force de faire la fière avec leurs filles, à force d’insulter les garçons quand ils tâchaient d’approcher de moi, croyant peut-être me faire honneur, j’avais oublié l’essentiel. Face aux miens, aux paysans dits « indigènes », à leurs femmes terrées dans leurs cabanes, à leurs filles qu’ils n’envoyaient pas à l’école, moi, par chance, je paraissais « déguisée » ! Je repris, seule, ma route, et sautillant dans mes souliers neufs : « Déguisée ! … Déguisée ! … » Tu vois, ma fille, ma toute petite, ce fut ma première joie : non pas le défi contre les autres que je narguais – le défi donne plutôt comme une ivresse. Non, ce fut une joie dure, une vibration de tout mon corps, de mes muscles, de mes mollets qui sortaient nus sous la jupe à carreaux plissée (je me rappelle encore avec quelle vanité je portais ma première jupe « écossaise » !). Je sautillais donc, en vérité fillette trop tôt grandie ou jeune fille je ne savais plus, j’arrivai ainsi au sommet de la colline, à l’endroit où le panorama sur toute la Mitidja était le plus large (un endroit où, chaque matin, ordinairement, en allant ainsi à pied à l’école, j’aimais respirer, troublée déjà par la beauté de nos campagnes). La ferme de mon père se blottissait dans un creux, au centre d’une orangeraie que, avec fierté, il savait si bien soigner. Le seul Arabe, dans cette région, à avoir conservé ses orangers et presque toute la terre de ses ancêtres, autour ! « Déguisée en chrétienne », ainsi, le paysan – avec son allure fière mais peut-être, après tout, était-il simple vagabond des routes – avait cru m’insulter, lui qui devait connaître sans doute mon père et que je ne revis plus jamais. Moi, ce jour-là, je me sentis comme couronnée ! Ai-je d’emblée vraiment compris pourquoi ? […] »
DJEBAR (Assia), de l’Académie française, La femme sans sépulture. , 2002, Paris, aux éditions Albin Michel, réédité aux éditions Le Livre de Poche, n°30104, 243 pages, Chapitre 10 « Troisième monologue de Zoulikha », pages 183 et sq.
ISBN 978-2-253-10816-0