« Les signes de la géographie. »
« […] Les pays, à l’époque, avaient gardé leurs noms. Les villes aussi. C’était avant la grande déflagration qui avait fondu les frontières et dissous les noms. C’était avant ce temps où les villes tombaient en quelques heures entre les mains de ceux-ci, puis retombaient en quelques jours aux mains de ceux-là. Et ceux-ci et ceux-là étaient devenus si nombreux que les villes s’étaient mises à tomber toutes seules, en toute confiance, sans trembler. D’abord, les ponts. Ponts et barrages tombaient. Ça ne suffisait pas. Usines après abris. Ça ne suffisait pas. Écoles après marchés. Marchés après hôpitaux. Et les villes tombaient et les tracés des pays se gommaient d’eux-mêmes. Tout ce qui se dressait, arbres et immeubles, était mis à l’épreuve de la portée de tir, jusqu’à la mise à terre appliquée, le rabotage du sol, l’enfouissement naturel de tout ce qui pourrit. De terre brûlée en terre vacante, les pays cédaient place sur la carte à un étalage de lave froide et noire.
Dans ce brouillage des signes de la géographie, des pays entiers ont perdu forme et nom au fur et à mesure que tombaient les villes. Ces pays autrefois nés de coups de crayon stratégiques sur des cartes géantes un jour à Berlin, sur une table de conférences, il y a cent ans, emboîtés les uns dans les autres déjà, accrochés les uns aux autres, se poussant déjà depuis cette époque ancienne où Bismarck, à la Conférence de Berlin, appelait au calme : Mes frères, mes frères, tandis que la France s’époumonait, crachotait sa colère de petit coin en petit coin, traçant à la pisse sur la carte : Oubangui, Oubangui, Oubangui. Mes frères, mes frères, traduisait les interprètes d’un Bismarck fatigué de sa propre civilité, incapable de contenir les coups de crayon de Léopold II se taillant un vaste jardin privé au Congo, Léopold II des Belges dit le Furieux menaçant dans les coulisses : Qu’on me laisse faire et je saurai bombarder Lisbonne. Et l’agent secret de Lisbonne en Angola, déguisé en treillis de liane, riant sous cape et faisant Zorro !
Une mêlée déjà, cette table de conférences où les crayons étaient effilés comme des couteaux. Une mêlée, des territoires qu’on appelait possessions, devenus plus tard pays pour les élèves du Collège de l’Indépendance qui apprendront par cœur un scénario fait pour ressembler à l’histoire ancienne, qui apprendront par ordre alphabétique, par ordre de grandeur, par nombre d’habitants et par densité quelque chose qui ressemble à de la géographie physique et humaine, convertible en équations de données brutes. Chiffre après chiffre, courbe après courbe et graphiques surchargés de rouge, de noir et de pointillés. Des pays au destin scellés dès l’origine dans cette cabale cartographique, se poussant déjà, se bouclant avec bonne volonté, s’appuyant, pesant les uns sur les autres, la Haute-Volta mouillant dans la nuque de la Côte-d’Ivoire tandis que la Côte-de-l’Or poussait de la tête, frappant à angle droit dans le ventre de la Haute-Volta qui se débattait à grands coups de pied dans le Niger. Et le Togo suffoquant mine de rien, tirant profit de sa petite bosse ridicule, un semblant de gros dos, pour frictionner sans agrément le cou mastoc du Dahomey, profitant de l’Atlantique pour prendre un bain de siège, une touffe de savane collée à son cul obtus trempée dans la mer, expulsant, chiant sans douleur ses enfants dans l’eau profonde et salée.
Se bousculant, tous ces pays se bousculant, se limitant, se taquinant jusqu’à la déflagration, jusqu’à ce que soit confondue l’arrogance des frontières minées (les poseurs de mines, autochtones distingués, pointant d’un rond rouge les mêmes tracés acrobatiques, bénissant la même fatalité définitivement patronnée par Bismarck, par les archontes des nations, par les trônes et couronnes aujourd’hui dévalués, aujourd’hui curiosités de magazines gras), jusqu’à ce que les frontières explosent avec leur mélange de Fleuves majestueux, torrents prestigieux, hauts sommets, Ô sols merveilleux, de manganèse, d’uranium, de diamant, d’or, de pétrole, de phosphate, de savane, de steppe, de champs riches en fruits. Jusqu’à ce que se mélangent d’ex-limitrophes déboussolés, jusqu’à ce que les assises de la géographie en soient ébranlés, abolissant limites et superficies, circonscriptions, régions et sous-régions, tout cela soudainement anonyme, des territoires sortis un jour d’une carte étalée sur une table de conférences, à présent effacés par plusieurs coups de mines gommeuses, laissant place à une tache sombre étendue sur ce qui fut dune de sable, savane et steppe, et qui attend une nouvelle conférence de topographes, géographes, sociographes, démographes, ethnographes, typographes, phytographes, zoographes, photographes, métaphotographes, pour s’enorgueillir d’un nouveau baptême. […] »
EFOUI (Kossi), La fabrique des cérémonies. , 2001, Paris, aux éditions du Seuil, 252 pages, chapitre IV « Nature morte avec statue. », pages 61 et sq.
ISBN 2-02-047299-6