« La nouvelle couleur fétiche devint le rouge. »
« […] Il faut vous dire que la chance n’était pas avec moi car j’avais choisi le mauvais jour pour prétendre ouvrir mes yeux au monde. C’était le 15 août : non seulement cette date était importante en elle-même parce que c’était le jour de note fête nationale, mais c’était le 15 août 1980, vingtième anniversaire de l’Indépendance. La fête était donc plus qu’exceptionnelle.
C’est mon oncle qui m’a aidé à comprendre l’importance de ce jour de réjouissances dans un pays où tout était prétexte à la fête. Il m’a expliqué qu’avant, notre pays avait été occupé par les Blancs arrivés chez nous par hasard sur des bateaux à voile drossés vers les rivages d’Afrique par les vents tropicaux ; ces Blancs se mirent ensuite à écumer systématiquement nos côtes et même l’intérieur des terres en volant des gens et en les vendant comme esclaves ; c’est pourquoi il y a des Noirs en Amérique aujourd’hui et que Cassius Clay alias Muhammad Ali est né à Louisville dans le Kentucky au lieu de Porto Novo, un quartier de Brazzaville. Puis il y eut des missionnaires qui sont venus chasser nos ancêtres des tombes, des bosquets, des rivières et de derrière les cases où ils vivaient, pour les remplacer par Jésus-Christ, la Bible et la Croix ; en même temps qu’eux sont venus d’autres, armés, qui ont occupé le pays et s’y sont installés. Chez nous c’étaient les Français. Ils nous commandaient, ils dirigeaient le pays, l’exploitaient, nous ont appris leur langue, nous ont envoyés dans leurs écoles et nous ont donné comme nouveaux ancêtres les Gaulois. C’est pourquoi nous parlons encore français aujourd’hui, adorons la bouffe française et nous aimons toujours aller passer nos vacances en France même si aujourd’hui il est plus facile d’avoir un visa pour aller sur la Lune que d’en avoir un pour aller dans ce pays.
Ces Français nous ont tellement exploités qu’il y a vingt ans nous nous sommes révoltés contre cette exploitation qu’on appelait « colonialisme » et nous sommes devenus indépendants, c’est-à-dire maîtres de notre destin. Mais comme nous ne pouvions pas chasser tout ce qu’ils avaient apporté et avec lequel nous avions vécu près d’un siècle, nous avons fait revenir les ancêtres tout en gardant Jésus, la Bible et la Croix, nous avons gardé leur langue à côté des nôtres ainsi que leurs vêtements, le vin rouge, le camembert et la baguette. C’était comme si nous renaissions avec deux racines.
Malheureusement les trois ou quatre premiers dirigeants qui ont pris la relève des Français continuaient d’obéir à ces mêmes Français et à d’autres Blancs encore, c’est-à-dire qu’ils étaient vendus à ce que mon oncle m’a dit qu’on appelait « impérialisme et néocolonialisme ». C’est pourquoi des jeunes militaires les ont renversés par de nombreux coups d’État, les ont tués et ont pris leur place. Mais ces militaires-là n’étaient pas bien non plus et d’autres militaires encore ont fait d’autres coups d’État et les ont tués et ont pris leur place et ainsi de suite jusqu’à ce jour de ma naissance hasardeuse du vingtième anniversaire de l’Indépendance où le militaire qui nous dirige a mis en place, toujours d’après mon oncle qui m’a raconté toutes ces choses, un système « révolutionnaire » qui était basé sur ce qu’on appelle le « socialisme scientifique », et dont tonton Boula Boula devait être pendant un temps l’un des plus importants dirigeants. Il ne m’a pas donné le détail de ce que cela voulait dire, mais il m’a expliqué que pour montrer que c’était quelque chose de totalement nouveau qui rompait définitivement avec l’esclavagisme, le colonialisme, le néocolonialisme et l’impérialisme, on changea le nom du pays, l’hymne, le drapeau et l’on prit pour modèle les pays qu’on appelait communistes. On mit donc une étoile, une houe et un marteau au drapeau qui vira à l’écarlate, on ajouta « populaire » à tous les organes de l’État y compris à la bibliothèque nationale. On interdit aux gens de prier, de lire, de chanter, de penser et de voyager sans l’accord préalable du chef de l’État à travers tous les organes de surveillance qu’il contrôlait ; enfin la nouvelle couleur fétiche devint le rouge : on devait mourir pour le drapeau rouge, on devait d’abord être rouge avant d’être compétent dans le travail […] »
DONGALA (Emmanuel), Les petits garçons naissent aussi des étoiles. , 1998, Paris, aux éditions Le Serpent à plumes, 317 pages, pages 10 à 12. ISBN 2-84261-028-8