« Le Président était le pantin idéal. »
« […] Une odeur nauséabonde les fit reculer de quelques pas. Une odeur de cadavre.
Au même instant, une voix retentit derrière eux :
– bienvenue dans ma modeste retraite.
C’était le Président.
Il avait fière allure dans son célèbre grand boubou trois-pièces d’un blanc immaculé ; un petit bonnet tirant légèrement sur le gris naviguait au dessus de son crâne volumineux, laissant entrevoir le grisonnement de la nuque.
Lors de ses très rares apparitions à la télévision, le Président avait donné de lui-même l’image d’un être profondément apathique et à l’esprit lent. Rien, au fond, ne le distinguait de ses concitoyens. D’ailleurs, la seule ambition de sa vie était de leur ressembler et il se donnait beaucoup de mal pour paraître taciturne et même un peu timide. Certes il élevait, comme on l’a vu, toutes sortes de bêtes sauvages dans son Palais et il se pouvait bien aussi qu’il eût deux ou trois perversions sexuelles plus ou moins compliquées. En fait, on ne savait presque rien de lui : il avait réussi le tour de force de se hisser à la tête du pays en maintenant intactes les vastes zones d’ombres de son existence. On le dénigra beaucoup pendant quelques années mais il eut l’habileté de laisser dire et on se fatigua vite de le haïr.
Le Président n’était pas, en vérité, un dictateur féroce et folklorique, comme nous en avons tant connu, dans les livres et, trop souvent, hélas, dans la vie réelle ; il n’organisait pas de colossales parades militaires à la gloire de son régime et jamais nous ne l’entendîmes prononcer de délirants discours dans des stades remplis de partisans fanatisés ; de même, aucun de nous n’a jamais pu prouver qu’il exécutait ses adversaires d’une balle dans la nuque dans les sous-sols du Palais ; l’homme, effacé et secret, semblait faire de son mieux pour rester à la hauteur d’une tâche complexe et difficile. Ses idées étaient d’une désarmante simplicité et, apparemment, il lui importait plus de conserver le pouvoir pour le plaisir d’en priver ses ennemis que de l’exercer en prenant les risques qui lui auraient assuré, peut-être, une place dans l’histoire. L’idée ne l’effleurait même pas qu’il tenait entre les mains le sort de plusieurs millions d’hommes et que, par exemple, il aurait pu faire quelques chose pour empêcher les Mwas et les Twis de s’entre-tuer à la moindre occasion. Au contraire, il attisa la haine entre les communautés tant qu’il y trouva son compte. Toute sa politique consistait à faire du chantage sur les étrangers qui l’avaient installé au pouvoir, en jouant sur leur crainte d’un embrasement de la région. L’importance de leurs intérêts et la position géographique du pays permettaient au Président de tenir parfois tête à ses protecteurs. Cependant, il n’était pas homme à se rebeller longtemps. De fait, le Président était le pantin idéal. […]
– Tout le monde vous croit en fuite.
– Oui, dit-il d’une voix ironique et détendue, le bruit de ma disparition m’est parvenu. Vous savez, à force d’entendre toutes ces rumeurs fantaisistes sur moi-même, j’en viens parfois à ne plus très bien savoir qui je suis et où je me trouve réellement. Cela peut vous rendre fou. […]
[…] »
Le Président fit pour la première fois un pas vers eux :
– Siraa et le Cavalier … Qui êtes-vous donc ?
– Chacun de nous deux est l’ombre de l’autre.
Il sourit, rassuré, et retrouva son air affable. […] »
DIOP (Boubacar Boris), Le Cavalier et son ombre. , 1997 aux éditions Stock, Paris, réédité aux éditions Philippe REY en 2009, 238 pages, « Deuxième journée », pages 179 et sq.
ISBN 978-2-84876-160-2